Le titre original The N'Body Problem fait référence à une question scientifique : peut-on calculer avec précision la trajectoire de plusieurs corps qui interagissent entre eux, comme des planètes ou des étoiles qui s'attirent ?


Dans ce roman, cette question prend une tournure complètement macabre : des corps humains, des chairs, des membres gesticulants en orbite.


Tony Burgess nous présente un monde où les morts ne restent plus tranquilles.

"C'est à cette époque que les gens ont cessé de mourir proprement. Ils étaient morts, au sens où ils cessaient d'être des gens. Mais ils étaient vivants parce qu'ils n'arrêtaient jamais de bouger. "

Les cadavres ne parlent pas, ne réclament pas de cervelle fraîche ni de gros câlins ; ils bougent, s'agitent, refusent le repos.

La gestion de ce « problème » prend une forme bien sinistre : une entreprise, Déchets & Co, trouve comme solution de les envoyer là-haut. Oui, lève les yeux.


Des vendeurs, aussi absurdes que cela puisse paraître (mais tout est symbolique), sont payés pour convaincre les gens de se suicider, en leur promettant un salut dans les cieux.


Dans un monde où l'espoir d'un Paradis est vain, où la vie éternelle promise dans de nombreuses religions ne ressemble pas à une photo de Tour de Garde des Témoins de Jéhovah, mais bien plus à un film de Ruggero Deodato, notre protagoniste traque une sorte d'évangéliste/vendeur psychotique, dont la démence ferait passer Negan ou le Gouverneur de The Walking Dead pour Kristoff de la Reine des Neiges.


Dixon (le nom du sociopathe) représente le capitalisme du marché de la mort, de la torture et de la dépravation : il accélère la disparition des vivants par des suicides collectifs afin d'alimenter Déchets & Co, transformant ainsi la chair humaine en un flux logistique.

La vie n'a plus de valeur en dehors de son traitement industriel.

L'orbite encombrée de cadavres incarne alors une espèce de cimetière, réduisant l'humanité à un inventaire de restes, un stock de matière inerte, interchangeable, dépourvu de valeur.

Leur retour sur Terre, en pluie visqueuse provoquée par la chaleur et la friction lors de la traversée de l'atmosphère, accentue l'absurdité : même le " traitement final " échoue, et la matière humaine revient souiller le monde des vivants, comme un cycle macabre sans fin.

Oui, c'est beurk.


Face à Dixon, notre protagoniste, finalement mutilé, se croit sacralisé, alors qu'il ne délivre en fait aucun salut ; il est juste content d'être vivant et de ne pas avoir été envoyé en orbite.

Tout y est atroce : la manière dont on traite les vivants (la fameuse vague de viols et les enfants issus de cette phase de l'Histoire), la façon dont les gens tuent ou torturent sans culpabilité : "C'est possible qu'ils aient tué les deux dames sans aucune raison. C'est pas choquant. Ça arrive tout le temps. "

Et je ne vous raconte même pas ce que certains font avec les cadavres remuants, comme expériences ou passe-droits à la perversion.


Je me souviens de la première (et unique) fois où j'ai vu Cannibal Holocaust et où j'avais crié à la censure et à l'internement de son créateur.

Je me souviens aussi de la première fois que j'ai vu Carré Blanc sur Fond Blanc de Malévitch en criant au foutage de gueule.


Et puis, comme Piero Manzoni vendait sa merde en conserve, j'ai compris que ce n'est pas l'œuvre seule qui compte, mais tout ce qui tourne autour : le contexte de création, l'époque, la symbolique, la réaction du public, la médiatisation, la mode, la bêtise, le désespoir, et parfois le message caché derrière l'œuvre.

Autant d'éléments qui offrent à un livre, un tableau, un film, une vie interprétable à l'infini à chaque lecture, chaque regard, chaque visionnage.


L'Art, comme la trajectoire des corps, serait-il lui aussi une question scientifique ?


J'ai déjà lu La Contre-nature des choses de Burgess et ma chronique n'avait pas été tendre. J'avais dit qu'il ne méritait pas qu'on lui consacre du temps, comparant ce roman à l'Enfer. Voici mes mots à l'époque :

" Ce n'est pas un roman de zombies, c'est un roman sur le Pire. Sur l'Enfer. Quand on pense à l'Enfer, on imagine une forme humanoïde rouge avec cornes et sabots. Mais ça pourrait être ce livre. "

Mais comme c'est un roman qui ne laisse pas indifférent, il fait suffisamment cogiter pour mériter une relecture.


Écrire un livre, ce n'est pas facile. J'ai toujours voulu devenir écrivain, mais faute de talent, je me contente de brasser des mots sur Babelio.

Qu'on écrive du feel good, de la romance ou de l'Histoire, au final, ce sont les éditeurs et les lecteurs qui décident.

Une sombre merde peut être éditée, comme une merde en boîte, parce que le contexte, la mode ou le sujet est favorable.

De même, un bon auteur peut écrire de la merde pour plaire à un public, mais aussi choisir d'écrire un livre choquant parce qu'il n'a pas trouvé d'autre moyen de faire passer un message ou même de faire sa catharsis.


Si auparavant je déconseillais ce roman, je reviens dessus aujourd'hui : ce n'est pas pour tout le monde, certes. Mais si vous avez le coeur bien accroché et que vous pensez passer une sale journée, je vous conseille ce roman.


Au-delà de l'horreur et de la violence, il y a une force symbolique à ne pas négliger : celle d'un monde sans repères, où la notion même de valeurs a disparu.

Le bien et le mal, comme les saisons, ont perdu leur sens.

C'est un monde post-humain, où la pensée a été arrachée pour ne laisser que le chaos.

Les corps sont réduits à de la matière brute, manipulée, expérimentée, et la valeur du vivant est annihilée.

Ce roman est une allégorie puissante du déni social et de la marchandisation des corps.


Cette dystopie dénonce un fait réel et actuel : la souffrance, la mort et même la détresse humaine sont des opportunités économiques ou politiques.

L'exploitation de catastrophes pour en tirer profit, les industries funéraires ou médicales traitant les corps comme des marchandises, la manipulation religieuse ou idéologique transformant des figures de douleur pour justifier un pouvoir, et plus largement un capitalisme qui recycle la misère en produit consommable tout en vidant de sens les notions de dignité, de salut ou de valeur de la vie.

On parle de la traite des enfants et des femmes, du travail dans des conditions inhumaines, de l'esclavage, du trafic d'organes ou, dans un contexte plus abstrait, de la manière dont on collecte des corps à travers des vidéos courtes sur Instagram ou TikTok, collectionnant des morceaux d'individus à travers les réseaux sans plus se soucier de l'être vivant réel derrière la caméra.


Le problème de nos corps.


L'effacement de l'humain.


Dans le roman de Burgess, la folie n'est plus une déviation : c'est le nouveau réel, une normalité tordue.

Et la prose éclatée de l'auteur, ses phrases courtes, son style brut : c'est un récit infecté.

Nous, lecteurs, devenons les nécrophages du texte, cherchant à picorer un sens ici ou là, espérant une cohérence dans cette charogne narrative.


La Contre-nature des choses est-il un roman de zombies ? Non, absolument pas.


Une boîte de conserve pleine de merde, ou une expérience sociale extrême ?

Une satire nihiliste sur la déshumanisation, la perte de sens, dans laquelle il est impossible de savoir où toute cette matière sera finalement rejetée ou consumée ?


Comme Ordure d'Eugène Marten ou Index de Peter Sotos, il n'est pas possible de dire qu'on a aimé ce roman.

Mais on ne peut pas dire que c'est de la merde en boîte.

Ce qui est exécrable, ce n'est pas le roman, mais le monde qu'il décrit : une réalité alternative aussi atroce finalement que la nôtre. Eh oui, la nôtre, où des enfants de plus en plus jeunes sont vendus comme esclaves sexuels dans des bordels miteux à des riches qui ont peur d'attraper le sida...

gabylarvaire
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