« Soulagez vos peuples, le plus tôt que vous pourrez »

« Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours » disait Louis XIV au soir de sa vie, entérinant l’assise prise par l’État au sein du royaume de France, au détriment, dans un sens, de la figure sacrée du roi absolu auquel on a pu vouloir souvent le confondre. Louis l’Immuable, dans le monde de la Vampyria, royaume tentaculaire construit à la suite de la transmutation du bourbon en créature nocturne suceuse de sang en 1715, prononce plutôt ces mots à la fin du tome : [spoiler] « Que l’État reprenne son cours imperturbable. […] l’Immuable n’a même pas été perturbé par cette faction pathétique. » Ici, la confusion est consommée entre la personne royale et l’État, et pour cause : Louis n’est pas mort. Dans ce contexte, plus question de contempler la succession des règnes et inutile de célébrer la fonction sacrée d’un « double corps du roi » (l’un mortel, l’autre immortel, chers à Ernst Kantorowicz), car le roi ne meurt plus : il n’y a plus qu’un « simple corps » (mais ce n’est pas un corps désacralisé comme chez Alain Boureau, plutôt un corps au-delà de toute sacralité).

En bâtissant une uchronie dans un monde merveilleux, Victor Dixen crée un double décalage avec la « vérité » historique, sans pour autant perdre jamais de vue les fondements asseyant la crédibilité de son récit : la cour, Versailles, l’étiquette, les pratiques, l’habillement. Il reconstitue une société d’ordres à l’image de celle du XVIIe siècle, dans laquelle les personnages sont assignés à un groupe social et caractérisé par lui ; le tiers-état devient un « quart-état » puisqu’il y a 4 ordres, une haute noblesse et une basse noblesse (comme à l’époque moderne sauf que la noblesse historique, dans sa diversité, constitue un seul ordre, exempte de façon homogène de toute fiscalité). L’auteur réemploie aussi l’imaginaire de la Fronde pour désigner les velléités de révolte contre le pouvoir vampyrique, prenant soin d’en illustrer la diversité : des radicaux veulent la fin du régime tel qu’il existe quand d’autres, intéressés, prétendent simplement se tailler une meilleure place dans l’organigramme. Entre 1648 et 1652, les frondeurs ont pu être tant des nobles qui réclamaient d’être reconnus à leurs justes places, des parlementaires réclamant plus de souveraineté dans leurs pouvoirs, ou encore des gens du peuple aspirant à plus d’égalité (point de désir révolutionnaire de renversement du régime monarchique français, toutefois, au milieu du XVIIe siècle).

Le choix des vampires pour illustrer une noblesse enferrée dans des privilèges au-delà de la mesure des mortels est une façon pertinente de rendre compte de la ponction fiscale qui s’appliquait aux peuples sans toucher seigneurs et robins, de dessiner la frontière entre deux mondes. L’image de monstres et de despotes pour qualifier des monarques tyranniques vivant de l’énergie vitale de leurs populations était utilisée, notamment par les détracteurs du roi soleil. La noblesse ou l’entourage du roi a pu être gagné (pensons à la figure de Fénelon, qu’on pourrait retrouver dans une certaine mesure chez Montfaucon) par la critique d’un pouvoir sans partage, qui abuse de ses prérogatives, négligeant le peuple, s’exposant à la rumeur, la contestation voire la révolte.

Cela n’empêche pas l’auteur de faire infuser, plus ou moins subtilement, des thématiques qui nous sont bien plus contemporaines (le récit est censé se passer à notre époque, mais le temps a été figé dans un éternel « siècle de Louis XIV ») : des considérations de genre par exemple, le point de vue interne permettant à Jeanne Froidelac, l’héroïne, de manifester son rejet d’un « patriarcat » et de codes de genre qui la révulsent. Cette tendance, d’ailleurs, à commenter mentalement toute parole ou comportement de la part des autres personnages est assez empesée et tend à nous emprisonner dans la psyché d’une héroïne qui devient par moments envahissante. Autre exemple : Proserpina Castlecliff porte des pantalons en denim (comme le peuple, nous dit-on), une matière qui se démocratise plus tardivement, au XIXe siècle.

L’écriture nous rappelle que l’œuvre s’adresse à un public plutôt jeune et est donc caractérisé par un explicite parfois dispensable et des attitudes, de la part des personnages, qui relèvent par moments de la caricature : des émotions saillantes (caractéristique de l’adolescence, il faut le reconnaître), des méchants très méchants (Madame Thérèse en archétype). L’auteur dessine des types faciles à comprendre, parfois au détriment de leur crédibilité ; Jeanne Froidelac possède ainsi, outre les caractéristiques de l’héroïne quasi mythologique (stratège, impavide, sportive, un panel de qualités et d’attributs qui relève plutôt du niveau 99 que de la fin de l’adolescence), le super-pouvoir de Naruto, à savoir la capacité à faire émerger la vraie nature de ceux qui la côtoient, que s’appelerio transformer les méchants en gentils. Elle évolue à la poursuite de sa quête, perdant parfois crédit auprès du/de la lecteur·ice dans des sursauts et des trahisons peu tendres avec la cohérence (cohérence solide par ailleurs au niveau de la narration). Il faut aussi souligner qu’elle jouit d’un solide bouclier en scénarium, ce qu’on ne saurait reprocher que modérément à un tel récit.

La hantise du [ref. nécessaire] et son tropisme pour l’explicite poussent l’auteur à expliquer les références qu’il dissémine, généralement par le truchement de son héroïne. Si le procédé est parfois lourd, il assure une portée intertextuelle et historique intéressante pour un·e jeune lecteur·ice, que ce soit pour découvrir la mythologie grecque, les belles lettres (avec Ronsard par exemple) ou encore pénétrer dans l’époque moderne. La narration progresse de manière globalement fluide et la lecture est facile (peut-être un peu trop, à tel point qu’on a parfois envie de sauter certains passages qui manquent de relief).

Cette histoire d’un Grand Siècle qui ne veut pas mourir, au-delà de certains aspects critiquables, laisse affleurer des réflexions plus sérieuses sur le temps historique et le devenir humain au sein de l’histoire. Quand Jeanne dit que le l’Immuable a « mis fin à l’histoire », on pourrait plutôt penser qu’il a fait sortir la Magna Vampyria, ou plutôt une partie de son monde, de l’histoire. La haute noblesse est figée dans des codes du XVIIe alors que 3 siècles se sont écoulés ; le reste de l’humanité est forcé de vivre à son rythme mais aspire à renouer avec l’histoire, à échapper à une éternité dont elle ne tire aucun parti.

Menqet
7
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le 8 janv. 2023

Modifiée

le 8 janv. 2023

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