"Bien sûr il n'y avait pas de baleine dans l'aquarium. Une baleine, c'est tellement grand qu'il aurait fallu raser l'ensemble de l'aquarium et lui réserver au même endroit un seul et unique bassin. A défaut de baleine, l'aquarium exposait un pénis de l'espèce. Un ersatz en quelque sorte. Ainsi donc, durant toutes les délicates années de mon adolescence, il me fut donner de contempler, en lieu et place d'une baleine, son pénis. Quand j'étais las de me promener dans les froides allées de l'aquarium, je venais m'asseoir sur le sofa, sous le haut plafond de la salle d'exposition où régnait un profond silence, et je restais là des heures entières, perdu dans mes pensées, devant le pénis de la baleine.


Il m'apparaissait tantôt comme une sorte de petit palmier tout desséché, tantôt comme un gigantesque épi de maïs. Sans l'écriteau portant la mention "Organe reproducteur du mâle de la baleine", personne n'aurait pu deviner de quoi il s'agissait. C'était, plutôt qu'à l'océan Antarctique et à l'un de ses produits, à quelque vestige déterré dans un désert du centre de l'Asie qu'il faisait penser. Il ne ressemblait ni à mon propre pénis ni à aucun de ceux que j'avais pu voir jusque-là. Comment dire ? Il s'en dégageait quelque chose de difficile à exprimer, de triste, qui n'appartenait qu'à un pénis coupé.


Quand j'eus ma première relation sexuelle avec une fille, c'est encore à cet immense pénis de baleine que je songeai. Cela me faisait de la peine de m'imaginer par quelle fatalité, par quel enchaînement de circonstances il avait abouti dans la salle déserte de cet aquarium. Je ne voyais pas la moindre issue là-dedans. Mais je n'avais que dix-sept ans, et c'était encore trop tôt pour se désespérer de tout. C'est depuis lors que je me fis cette opinion. A savoir que nous n'étions pas des baleines."


(p. 33-34)


Dès les premiers jours de 2019, je me suis lancé dans plusieurs cycles de découvertes et redécouvertes. L'un par exemple lié à Jean Rollin (j'en vois qui rient là bas au fond, pas bien...), l'autre à Haruki Murakami. Recevoir le double roman « Ecoute le chant du vent » et « Flipper, 1973 » à Noël de l'année précédente était dès lors l'occasion de me mettre à relire tout plein d’œuvres du bonhomme. Et en premier lieu toute la saga qui y était lié, comprenant outre les deux mini-romans cités, « La course au mouton sauvage » et « Danse, danse, danse ».


Si les deux premiers, inédits pendant longtemps, s'avèrent un brin bancals, ils permettent déjà de livrer brut tout l'univers d'Haruki Murakami et c'est avec un certain enchantement que l'on redécouvre alors le plus souvent cet univers avec lequel nous sommes le plus souvent déjà familier (à moins que vous ne commenciez véritablement l’œuvre de l'écrivain d'une manière plus « chronologique » et comme ce sont effectivement ses deux premiers romans...). Tout le « réalisme magique » cher à l'auteur, tous les petits détails qui nous le rendent attachant sont déjà ici. Les chats ? La mélancolie ? Le jazz et de manière plus générale la musique ? Le fantastique ? Un brin de science-fiction ? L'étrangeté ? Ici.


Mais surtout, « La course au mouton sauvage » (1982) s'avère un pivot essentiel dans l’œuvre de Murakami. De cette première période, il confirme et amène au firmament le style de l'auteur qui semble presque transcendé en comparaison avec les deux premières œuvres. On sent qu'ici Murakami a gagné une aisance qui va lui permettre de clore une première fois ce cycle de personnages avant d'y revenir quelques années plus tard avec « Danse, danse, danse » en 1988. La preuve avec les romans suivants que sont « La fin des temps » (1985) et « La balade de l'impossible » (1987), deux œuvres majeures et plus que reconnues de son œuvre. « Danse, danse, danse » sera d'ailleurs écrit en réaction à « la balade... » où l'écrivain avouait alors avoir tout donné, s'être investi plus que de rigueur et qu'il lui fallait quelque chose de plus léger pour remonter la pente. D'ailleurs, d'une bonne partie de l’œuvre Murakamienne, « La course... » et « Danse... » s'avèrent les romans les plus absurdes et drôle que celui-ci ait livré !


Une aisance donc, et pourtant !


La lecture de La course au mouton sauvage, même si elle nous indique bien que l'on est en terres Murakamiennes, ne va pas sans quelques difficultés surprenantes pour son lecteur : plutôt que de dérouler son récit linéairement d'un point A à un point B, La Course... se permet des flashbacks, des digressions dans le temps ou les détails... Pour le seul plaisir de l'auteur ...ou le narrateur (qui n'est probablement qu'un nouvel avatar caché d'Haruki Murakami!) ! En vérité, ce n'est pas la première fois que l'écrivain se pose le défi de la narration et surprenne par là-même en mettant sur le même plan fond et forme. La fin des temps par exemple dispose deux chapitres alternés en passant donc à chaque fois d'un monde à l'autre en nous faisant suivre plus ou moins deux narrateurs différents. Le passage de la nuit est écrit plus ou moins comme un scénario de film (avec indications de dialogues et descriptions). Quand à 1Q84, c'est une gigantesque fresque où les chapitres coïncident avec les mois.


Une lecture étonnante donc, même pour le fan de Murakami que l'on peut être puisqu'au final dans ce voyage, on ne sait jamais où l'on va.


C'est pourtant au final ce qui fait tout son charme : rassembler ces moments épars, et presque décousus et les mêler telle une sorte de créature de Frankenstein littéraire par le biais de multiples détails et plein de sensations livrées sur l'instant présent avec une description toujours imagée et subtile. J'en suis même venu à un moment par exemple à avoir eu envie de faire une liste de toutes les recettes de cuisine que le héros fait dans plusieurs moments détachés de l'intrigue, parce que voyez-vous, en plus il me donne faim le bougre.
Et ça fait partie du fameux « réalisme magique » en somme.


Cela, plus les déplacements du héros (nonchalant et flegmatique du début à la fin) et de sa « girlfriend » (une fille avec un pouvoir magique lié à ses oreilles)... C'est un roman de voyage en fait ! Et puis ce mouton aux pouvoirs magiques recherché par une puissante faction politique... C'est un roman fantastique aussi ! Et...


En fait, il suffit juste de se laisser porter constamment pour en revenir maintes et maintes fois enchanté.


Et comme je l'ai déjà dit, c'est souvent drôle.


"Minou minou minou, dit le chauffeur au chat, en se gardant bien d'y porter la main. Comment s'appelle-t-il ?


_ Il n'a pas de nom.


_ Comment faites-vous alors pour l'appeler ?


_ On ne l'appelle pas, dis-je. Il est là, c'est tout.


_ Mais il ne reste pas tout le temps immobile. Il bouge, sous l'effet d'une volonté. Ça ne vous semble pas bizarre qu'un être qui agit de part sa volonté n'ait pas de nom ?


_ Les sardines aussi bougent selon leur volonté, et pourtant on ne leur donne pas de nom.


_ Oui, mais il n'y a aucun échange affectif entre une sardine et un être humain. D'ailleurs, une sardine ne comprendrait pas son nom. Cela dit, rien ne vous empêche de lui en donner un.


_ Si je vous comprends bien, pour qu'un animal puisse prétendre à un nom il faudrait qu'il se meuve de sa propre volonté, qu'il soit capable d'échanges affectifs avec les humains et, qui plus est, qu'il soit doté du sens de l'ouïe. N'est-ce pas ?


_ C'est cela, oui, dit le chauffeur qui opina à plusieurs reprises, l'air convaincu. Dites, ça vous dérangerait si je lui donnais un nom ?


_ Absolument pas. Comment l'appelleriez-vous ?


_ Que diriez-vous de "Sardine" ? Puisqu'au fond vous l'avez traité comme une sardine jusqu'à présent.


_ C'est pas mal, dis-je.


_ N'est-ce pas ? fit-il fièrement.


_ Qu'en dis-tu ? demandai-je à ma girlfriend.


_ Pas mal du tout, dit-elle. On croirait assister à la création du monde.


_ Et la Sardine fut ! dis-je.


_ Viens, Sardine", dit le chauffeur en prenant le chat dans ses bras. Pris de frayeur, le chat lui mordit le pouce, puis il péta."


(Extrait de La course au mouton sauvage, Éditions du Seuil, collection Points, p.186)

Nio_Lynes
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le 26 févr. 2019

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Nio_Lynes

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