On peut être d'accord ou non avec Emmanuel Todd, mais force est de reconnaitre à ses écrits une certaine constance et une certaine cohérence. Il s'essaie avec cet ouvrage à la géopolitique et étend d'une certaine façon ses grilles de lecture et son cadre méthodologique favoris à l'ensemble du monde, là où ses travaux précédents étaient plutôt concentrés sur l'Europe occidentale et les États-Unis. C'est évidemment la guerre russo-ukrainienne qui lui sert de substrat de départ.

Il s'inscrit ainsi donc d'emblée à l'opposé des idées reçues sur cette question, telles qu'elles sont véhiculées par une presse occidentale devenue propagandiste du guerre. Un premier morceau de bravoure intervient lorsqu'il requalifie respectivement les régimes occidentaux et russes d'oligarchies libérales et de démocratie autoritaire. Oligarchie libérale étant à comprendre comme un régime qui ne tient pas compte des aspirations de son peuple, mais protège ses minorités (en particulier celle des ultra-riches). Et démocratie autoritaire étant à prendre dans le sens inverse, à savoir un régime qui tient compte des aspirations de son peuple mais qui opprime ses minorités. Voilà qui remet un peu les pendules à l'heure, sachant que Todd s'attache à ne porter aucun jugement de valeur sur l'un ou l'autre de ces deux régimes, qu'il renvoie en quelque sorte dos à dos malgré les caractéristiques fondamentalement différentes qu'il leur attribue.

S'ensuit le passage au crible de l'ensemble des pays ou des zones géographiques du monde selon sa fameuse grille de lecture (famille souche, famille nucléaire, nature égalitaire ou non des théologies religieuses). Il va ainsi prolonger le concept de religion zombie (pratique du culte en voie de disparition, mais valeurs et éthique héritées toujours présentes dans l'inconscient collectif des peuples - largement décrit dans un de ses ouvrages précédents) vers celui de religion zéro (disparition des valeurs et de l'éthique précitées), qui mène à la dissolution et à l'atomisation des peuples, puis au stade ultime du nihilisme. Et c'est ainsi qu'il caractérise les sociétés occidentales actuelles, là encore sans porter de jugement puisqu'il prend soin d'évoquer les avancées (droits des femmes, des LGBT par exemple) obtenues du fait du passage à l'état de religion zéro. Dont l'inconvénient est tout de même la disparition de ce qu'il faut bien appeler le lien social.

Todd termine en prophétisant la défaite inéluctable de l'occident, pour deux raisons. La première est celle évoquée ci-dessus : le nihilisme, qui conduirait automatique à l'auto-destruction (selon un processus que les nazis en Allemagne ont expérimenté). La seconde est plus surprenante venant de Todd, puisqu'elle repose sur une analyse quasi-marxiste de la mondialisation économique. Au sens où le reste du monde (qui soutient très majoritairement la Russie) est devenu en quelque sorte le prolétariat de l'occident, au sens où le niveau de vie en son sein ne serait finalement que la résultante de l'exploitation des peuples du reste du monde, qui permet au consommateur occidental de disposer de produits bon marché. Mais un occident qui à l'échelle mondiale est très minoritaire en termes de population.

Voilà pour la substantifique moelle, ou du moins ce que j'en retiens. Je ne suis pas toujours d'accord, mais confronté comme tout citoyen occidental à la vacuité des analyses produites par les éditorialistes en vogue dans la plupart des médias, c'est un régal de pouvoir lire quelque chose qui soit construit, argumenté et clairement étayé. L'avenir donnera-t-il à raison à Todd ? Nul ne le sait...

Marcus31
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le 18 avr. 2024

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