Que dire... Chailley, c'est un peu LE musicologue que j'aimais déjà profondément avant même de me plonger sérieusement dans un de ses livres. Un karma, un feeling pas possible.
Peut-être dû à la lecture de certains passages de son « propos sans orthodoxie », où il s'attache à démonter soigneusement les écrits de musiciens et/ou musicologues pompeux qui à force d'alambiquer leur pensée en vue d'une intellectualisation outrancière en viennent à perdre le sens de leur propre texte.
Peut-être dû à la nature de ses ouvrages : jugez-donc, c'est l'auteur d'ouvrages de références à ma connaissance inégalés sur « Le voyage d'hiver », « Parsifal », « Tristan et Isolde », les « Passions » de Bach, son « Art de la fugue », Jérôme Bosch, etc. Il y a un bon goût latent dans ses choix de réflexion absolument délicieux.
Peut-être dû au fait que Chailley est universellement reconnu comme étant le patriarche de la musicologie contemporaine, le « papa » de toute une génération de chercheurs.
Peut-être dû au fait qu'en dehors d'exégèses d’œuvres, c'est aussi quelqu'un qui a marqué (et peut-être même plus que par ses analyses) profondément la musicologie par sa production d'ouvrages pédagogiques. Des ouvrages que tout chercheur en musicologie décent devrait avoir au moins feuilleté, comme son « Précis de musicologie », ses « cours d'histoire de la musique », et ses traités d'harmonie aussi.

Avant tout, signalons que ma critique (mon avis en fait) se base sur la lecture de la ré-édition revue et augmentée de 1983, d'un ouvrage paru en 1968. Signalons qu'aujourd'hui encore il fait autorité, 45 ans plus tard. Ceci, mes amis, est ce que l'on appelle une preuve mathématique de qualité. Indépassable et indépassé.

Et je dois dire que cette expérience répond à mes attentes. Bon sang, que c'est solide ! Non parce qu'à étudier Béla Tarr, je me coltine tous les jours des pseudo-analyses qui ne se fondent sur presque rien de justifiable et alignent les allégations sans fondements ni même sens avec une péremption incroyable.
Ici, tout est pesé. On ne préjuge pas de la pensée de l'auteur, du compositeur. On s'en tient aux faits, faits d'une généreuse richesse avec qui les respecte, soit dit en passant.
On sent parfaitement que le bonhomme a eu en main le moindre livre, article, texte produit sur le sujet, mais aussi largement autour, depuis les articles de presse de 1791 sur l'opéra au film de Bergman de 1975 (pour la ré-édition s'entend), en passant par l'intégrale des lettres de Mozart et ses proches ou les différentes représentations qui en ont été faites en Europe depuis sa création... Très impressionnant, un véritable modèle, et pas seulement pour le chercheur musicologue.
Chailley, c'est une leçon de méthodologie de la recherche qui a la douceur et la fermeté d'une poignée de main paternelle.
Notons un après-texte organisé à la perfection et parfaitement complet, comprenant le salutaire index, des appendices, une table des illustrations, une section consacrée au commentaire des différentes illustrations, et, bien entendu, une bibliographie de premier ordre.

Chailley c'est après cela une pensée d'une perspicacité peu commune, et l'apport de ses réflexions à notre compréhension d’œuvres majeures est simplement monumental. C'était le temps où l'on s'attaquait à un sujet, et où l'on n'en démordait pas avant d'en avoir maîtrisé les différentes têtes. Chailley, c'est notre Héraclès démantibulant une hydre de Lerne pourtant exceptionnellement combative.
Ainsi on trouve ici, pour prendre cet exemple, bien que j'ai une confiance aveugle ou peu s'en faut pour ses autres ouvrages, une étude de l'opéra axée principalement sur les signes maçonniques présents dans l’œuvre, mais qui afin de produire les résultats les plus convaincants possibles, et très simplement les plus justes possibles, va décortiquer la pièce sous la moindre couture. Solide, vous dis-je, solide, complètement inattaquable, et fou ont été les rares à l'avoir tenté.
Il est grisant de penser que tout ce travail a été fait à une époque où l'ordinateur n'existait pas, de s'imaginer Chailley croulant non pas encore sous l'âge, mais sous des piles de documents diverses, de le voir faire une chasse au trésor dans les différentes archives et bibliothèques nationales, rassembler ses informations, bribes par bribes bien souvent, et avec la patience que peut seule conférer le sentiment d'agir pour le juste et le bien.
Mais donc, et surtout, une musicologie d'une grande finesse, un esprit visionnaire qui m'aide à entretenir une idée qui m'est chère selon laquelle le chercheur peut, parfois, se transcender au rang de véritable artiste. Mais ne le disons pas trop fort.

Mais c'est aussi, et c'est toujours un peu pour cela qu'on le lit, une ironie et un style extrêmement mordant envers les approximations et autres malhonnêtetés musicales.
Et là, si d'aventure quelqu'un passait par ici, je me fais une joie de citer quelques notes de bas de pages (cet homme là aura toujours la décence et la fierté de ne pas mélanger étude et attaques éthiques).
Sa vindicte se fait tout particulièrement virulente envers le musicologue Rémy Stricker, qui semble avoir publié un ouvrage sur le même sujet, en tenant non seulement des positions différentes (ce qui en soi est tout à fait recevable) et en attaquant directement Chailley (ce qui déjà l'est nettement moins) ; mais en ayant surtout fait preuve d'une méthodologie douteuse (ce qui n'avait aucune raison d'être pardonné).
« Dix en après notre travail, en récusant sans les examiner les documents qu'il apporte, M. Rémy Stricker affirme encore en 1980 que « […] ». On ne peut que s'incliner devant une telle assurance ». p. 17.
Une dernière phrase qui touche.
Un peu plus loin, Chailley écrit sur la participation de Mozart à l'élaboration du livret, et insère une note de bas de page :
« Tout ce passage figurait déjà dans l'édition de 1968. Ce n'est donc pas un repentir provoqué par l'assertion de M. Rémy Stricker, qui en 1980, p. 313 de son livre cité [observons la rigueur scientifique dont Chailley se fait un principe, jusque dans ses réponses virulentes], et nous visant particulièrement, ironisait sur le fait que parmi les collaborateurs probables de Schikaneder « personne ne nomme Mozart, ce qui pourtant... » (sic). On souhaiterait que M. Stricker veuille bien lire les livres dont il parle ».
Je veux dire, c'est fantastique cette façon si professionnelle de remettre à sa place le jeune pourceau ayant eu l'audace de l'attaquer, arrivant à allier une méthodologie imparable à un ton mordant comme la faucheuse.
Mais je ne voudrais surtout pas laisser à penser que Chailley est un boucher, un bourreau inane.
Dans un appendice il compare sa première édition de l'ouvrage avec les livres de ses détracteurs Rémy Stricker et son comparse, Jean-Victor Hocquard, et après avoir consciencieusement remis à leur place les malappris, il conclus ainsi « sur une bonne trentaine de flèches décochées, j'ai relevé deux ou trois remarques pertinentes, portant sur de très minimes détails. J'en remercie les auteurs et n'ai pas manqué d'en tenir compte dans la présente réédition ». p. 319
Prêt à reconnaître et, plus important, exploiter ses erreurs lorsqu'elles lui paraissent prouvées.
Il conclut ainsi l'appendice de cette confrontation :
« Peut-être ce long et insipide débat se trouve-t-il résumé, et fort bien, par une phrase de l'un de mes interlocuteurs. « Je ne vois pas du tout, écrit M. Stricker, p. 319, les mêmes révélations que J. Chailley dans... » - Ce à quoi ce dernier répondra : « Ce que vous y voyez n'a pas plus d'importance à mes yeux que ne doit en avoir aux vôtres ce que j'y vois moi-même. La seule chose qui compte est celle à laquelle j'ai appliqué mes efforts, avec ou sans succès, mais avec la plus grande honnêteté, à savoir la recherche de ce qu'y voyait Mozart ». [PAAAAFFF !! Si je puis dire.] Mais peut-être touchons-nous ici au plus profond de ce qui distingue la « musicologie » de l' « esthétique musicale » qu'enseigne mon interlocuteur ». [Et RE-PAAAAFFF!!] p. 319. En voilà un de rossé qui l'avait très certainement mérité.
Et je suis content, moi qui depuis si longtemps rêvait d'approfondir mon opéra préféré par une lecture solide, d'avoir réussi à mettre la main sur cet ouvrage, et non celui d'un quelconque musicologue quelconque peu scrupuleux.
Il est ainsi des personnalités dont le travail est si solide, fait à ce point autorité, que je les privilégierai toujours à d'autres travaux quand bien même seraient-ils plus récents et mieux réputés. Dernier point qui n'a jamais été le cas soit dit en passant. Et je pense à Chailley bien entendu, mais aussi à d'autres, auxquels j'ai rendu mon petit hommage en leur consacrant une liste que personne n'utilisera. Il s'agit de Nattiez, Olive, Imberty, Boucourechliev, Bosseur, Chion...

Enfin, et c'est le point le plus important certainement : ce livre est intégralement conçu pour être accessible aux non-musicologues.
Il y a une première partie portant sur l'analyse du livret, et qui permet sinon une compréhension totale du génie que met Mozart dans l'adaptation musicale d'une pièce de génie, au moins la compréhension de ladite pièce, qui sous des dehors faciles est en fait à ce point truffée de symboles qu'après lecture de Chailley on est bel et bien obligé de se rendre compte que jusqu'à présent on n'avait rien compris à l'histoire.
Dans la seconde, l'analyse de la musique, il a l'extraordinaire tact (ne mâchons pas nos mots, c'est le première fois que je vois ça) de séparer les considérations accessibles de celles relevant de l'analyse musicologique pure. En mettant à chaque fois ces dernières dans un paragraphe différent et dans une taille de police inférieure, « de manière à permettre à ceux qui seraient peu familiarisés avec ces notions d'en sauter la lecture ». Ce qui fait qu'avec un bagage minimum (tout au plus un vocabulaire sommaire) on peut lire et apprécier cette analyse parfaite.

Car, je ne le dirais et ne le répéterais jamais assez : écouter la musique n'est qu'un début. Une œuvre de musique de cet acabit s'interroge, sans quoi on passe allègrement à côté de 90% de son intérêt. Et, une fois pour toute, l'analyse n'est pas une discipline rébarbative, elle est au contraire un moyen de décupler le plaisir à l'écoute d'une œuvre. Voilà, mes amis.
Adobtard
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le 6 avr. 2013

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