La France périphérique de Christophe Guilluy est un essai intéressant, mais qu’il faudra plutôt voir comme un support de réflexion sur les questions sociales abordées que comme une analyse complète et justifiée capable de convaincre ses contradicteurs.


Si l’analyse sociale de la ruralité et de la politique française offre des exemples qui peuvent faire écho à des vécus individuels, les affirmations sont trop souvent jetées sur le papier sans aucune information sur leur origine, on est donc forcé de croire qu’il ne s’agit que de l’avis de l’auteur, ce qui n’a pas de valeur argumentative. Certains points auraient pourtant été faciles à justifier (s’ils sont avérés), comme toutes les déclarations concernant l’intégration économique et sociale des immigrés récents, ce qui aurait empêché une bonne part de critiques. Certains points auraient aussi mérité d’être mieux définis, notamment la définition des classes moyennes et populaires.


Les références de Guilluy, qui pourraient appuyer son propos, se résument principalement à des enquêtes d’opinion et des emprunts d’expression* rarement justifiés, quand on aurait pu attendre d’autres travaux sur le sujet...


Les recherches de l’auteur sont souvent présentés de manière trop grossière pour qu’il soit possible de juger de leur qualité scientifique.
Par exemple, le choix des zones appartenant à « l’espace métropolitain » et à la « France périphérique », semble un peu bancal puisque le premier est défini comme « les 25 aires urbaines les plus peuplées […] et une partie des couronnes périurbaines » (p.27) tandis que l’autre comprend « les agglomérations plus modestes […] le réseau des villes petites et moyennes […] l’ensemble des espace ruraux et les communes multipolarisées […] les secteurs socialement fragilisés des couronnes périurbaines des 25 premières agglomérations » (p.27).
Le fait d’intégrer les zones « socialement fragilisées » (sans préciser d’ailleurs les indicateurs pris en compte) à la France périphérique afin de démontrer la fragilité sociale de celle-ci me semble un peu limite au niveau méthodologique, étant donné que l’auteur ne justifie ni ne détaille spécialement ce choix.
Concernant l’indicateur de fragilité, il estime qu’il était « excessif » (sans autre justification) d’intégrer certaines zones à l’espace métropolitain, il a donc inclus dans la France périphérique « les communes du périurbain de métropoles […] dès lors que leur indicateur de fragilité est d’au moins 3 » (p.29). Ici encore on a l’impression que le serpent se mord la queue, en intégrant les zones les plus fragiles des métropoles à la France périphérique sans que ce choix ne soit sérieusement motivé.


Malgré ces défauts (non négligeables), le livre a le mérite d’offrir des pistes de réflexion intéressantes (mais qui mériteraient d’être creusées plus rigoureusement).


La thèse générale, et il est facile de comprendre pourquoi celle-ci a provoqué beaucoup de réticences repose sur une opposition radicale entre les gagnants de la mondialisation d’une part (populations urbaines qualifiées et immigrés récents) et ceux qui en sont exclus de l’autre (ancienne classe moyenne et ruraux). Dans cette opposition, Guilluy voit une fracture qui a rendu impossible le dialogue entre deux groupes dont les points de vue et les intérêts sont trop contradictoires pour qu’il soit possible de « faire société ». Selon lui, la mondialisation n’offre de place que pour les très qualifiés (cadres) et ceux qui ne le sont pas ou peu (main d’œuvre issue de l’immigration récente, qui bénéficierait cependant de réelles possibilités d’ascension sociale, notamment grâce à sa proximité des zones d’emploi). Les ruraux, qui subissent de plein fouet les délocalisations, le prix des transports, de l’immobilier et se retrouvent éloignés des zones d’emploi seraient les victimes collatérale de ces changements, bien qu’elles représentent, d’auprès l’auteur, la majorité de la population française.


Si cette schématisation a été critiquée, on ne peut nier que Guilluy dresse des constats pertinents : le fait que les territoires isolés survivent principalement grâce aux emplois de la fonction publique (mais cela implique aussi qu’il a des fonctionnaires, qui a priori ne sont pas des précaires, dans les zones rurales, même si on pourrait poser la question de la fermeture des écoles et des hôpitaux publics sans ces mêmes zones), l’opposition superficielle entre bourgeois conservateurs et bourgeois progressistes / entre droite et gauche urbaines, la fragilité des anciennes classes moyennes (notamment avec la difficulté de financer des moyens de transports (voitures, essence) lorsqu’on habite loin des zones d’emploi, les conséquence de l’éloignement des zones d’emploi lorsque l’on est touché par le chômage, les plans sociaux qui n’offrent pas forcément assez de garanties économiques pour que les plus modestes puissent se permettre de revendre leur maison pour aller vers une zone où ils n’auront plus les moyens d’accéder à la propriété…), les motivations du vote pour le Front National dans les zones rurales (notamment sur le point que c’est l’électorat qui détermine l’orientation du discours des partis et non l’inverse), le sentiment de ne pas être représentés au niveau politique... Autant de points qui font forcément écho à notre expérience quotidienne.


D’autres sont un peu légers et auraient mérités d’être mieux réfléchis : l’auteur affirme que l’investissement dans les transports rapides (TGV, avion, autoroutes) bénéficie surtout aux catégories supérieures, mais sans détailler sur les spécificités des déplacements d’un groupe à l’autre ou s’interroger sur le fermeture des petites gares. La partie qui concerne l’insécurité culturelle et les relations multiculturelles ne m’ont pas non plus parues convaincantes. Encore une fois, ce sont pourtant des idées qu’il aurait été facile de prouver si elles sont avérés.


La France périphérique ouvre donc des portes à la réflexion sur les fractures sociales et les conséquences de la mondialisation mais aucun réel argument.


Je regrette que la plupart des critiques médiatiques du livre se soient surtout attaquées à son auteur, à qui on reproche principalement d’être trop de droite / repris par des politiques de droite / de droite tout en se disant de gauche, alors que son travail aurait mérité une vérification des différentes suppositions avancées afin de savoir si les conclusions qu’il tire sont fondées ou non.


Cependant, il est difficile d’exiger des contradicteurs du livre une démarche d’argumentation à laquelle l’auteur ne s’est pas plié lui-même. La France périphérique échoue donc à ouvrir un débat construit, on ne peut donc qu’espérer qu’il aura inspiré des recherches plus méthodiques.


Édition Flammarion (Champs actuels) : 9782081347519


(*) Et je ne sais pas trop quoi penser de ce passage, où l’auteur fait un usage fantaisiste des guillemets :
« Aux classes dominantes, qui vivent le « multiculturalisme à 5 000 euros par mois », et pour qui la solution passe par plus de mixité, les classes populaires, « celles qui vivent le multiculturalisme à 1 000 euros par mois », répondent par le séparatisme. » (p. 152)
Je ne comprends pas cette création gratuite de slogans, qui n’apporte rien à l’idée exprimée que le multiculturalisme est plus facile à vivre lorsqu’il est possible d’établir des frontières par le choix de son quartier d’habitation et du lieu de scolarisation de ses enfants. Des études sur les stratégies d’évitement des différentes classes sociales auraient été plus bénéfiques au propos. Ici encore, l’auteur semble vouloir dénoncer plutôt qu’argumenter, et c’est dommage.

Trakheia
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le 27 sept. 2020

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