Il pleut chez Koltès, mais la pluie est triste. L'homme qui s'adresse à nous dans  La nuit juste avant les forêts est loin de Gene Kelly dans Chantons sous la pluie. Il n'a pas son sourire blanc éclatant, ses yeux rieurs, son élégance et sa malice. La pluie ne lui donne pas envie de danser non plus, il est là, raide, et il parle. Il parle depuis des heures, des jours, des mois, qui sait, depuis l'éternité. Des choses à dire depuis la nuit des temps, des choses traînées, des rêves au coin de la tête, une révolte au poing – mais des mots qui sortent, enfin, en bouquets et en touffes. Il n'est pas dans un studio hollywoodien, aucun assistant technique ne fait tomber la pluie sur le plateau, aucun accessoiriste ne lui a donné un parapluie – il n'a même pas les moyens de s'offrir un parapluie. Les poches vides, dans la rue, sous la pluie. Et cette pluie là, qui est si belle et qui donne envie de chanter lorsque c'est Gene Kelly qui s'y jette, pour Koltès, c'est la goutte d'eau – littéralement. Se taire, plus jamais. Il a pris quelqu'un, au hasard, au coin d'une rue. Il s'est mis devant lui et il a tout déballé. Le titre est sublime – la nuit juste avant les forêts. Une nuit, une seule, avant la forêt, l'arbre, la terre. Il n'est question de cela : revenir sur la terre, revenir parmi les hommes. Cesser d'être une silhouette nocturne et enfin parler, se retrouver un corps, retrouver d'autre corps. En face, un homme qu'on ne verra pas – silhouette ? hallucination ? enfant perdu ? clochard assis contre un mur ? Ou bien est-ce le lecteur, celui qui entre dans ce livre pour ne plus jamais en sortir ?


« Tu tournais au coin de la rue lorsque je t'ai vu » écrit Koltès. Tu tournais la page de garde et tu es entré dans ma vie, semble t-il dire vraiment, en nous regardant au fond des yeux. Une vie en 63 page, ma vie en éclats, bruts, irréfléchis, jetés devant toi qui ne me connaît pas encore, témoin invisible d'un soir de tristesse. « Je te regarde et je t'aime, camarade » : ainsi se terminera le texte, sur cette révolte en douceur, sur ce lien inespéré créé par la nuit. Peut-être que La nuit juste avant les forêts ne parlait que de l'amitié : un homme qui ne sait plus comment atteindre l'autre, et qui donc décide de s'imposer à lui. L'ami du soir n'aura rien le temps de répondre. Il écoutera, sans mot dire. Nous lirons ce texte, et nous le relirons sans cesse, comme un Tout mystérieux sortit de tous les hommes.


Koltès, enfin, créé de l'espoir : peut-être que dans ce monde où nous sommes toujours seuls, il reste quelqu'un pour nous entendre, il reste quelqu'un pour s'arrêter à nous, partager un coin de pluie dans le soir étouffant. Peut-être qu'il reste des camarades avec qui aimer vraiment. Il n'est question que d'amour dans un monde où les liens se perdent. Alors Koltès nous offre un bloc – une longue phrase sans début, ni fin, où un homme raconte un monde auquel il se sent étranger. Un monde violent, de flics, de putes et de bières où l'on recherche un peu de grâce et un peu d'espoir. Un monde codé, crypté, où l'on ne voit rien que de la brume. On y lit plusieurs fois le mot « fouillis ». « Quel fouillis, quel bordel camarade » : le monde est un bordel monstre que la parole ne peut plus déchiffrer de manière objective. Alors ne reste que la voix intérieure, ce parti-pris délirant d'une phrase qui ne s'arrête jamais, et ces mots lancées comme autant de fléchettes sur une cible obscure. Nous sommes aux XXème siècle, en 1977 : Dieu est mort, la Guerre est passée par là, on commence à se souvenir, à se poser des questions, à comprendre enfin les orphelins que nous sommes. Le monde change, se complexifie. Mai 68 a libéré des corps mais donné Pompidou. Et la parole elle-même ne peut plus se charger de lier tout cela. Léo Ferré ne chante plus Jolie môme, mais il déclame Il n'y a plus rien sur un son de tambour : « Invente des formules de nuit, C.L.N c'est la nuit ! » - la nuit juste avant les forêts ?
Jean Eustache, lui, se tire une balle de le cœur, mais a le temps de réaliser La Maman et la Putain, où Veronika, avec son air de vampire triste, sa fièvre et son verre de Pernod, règle son compte à une époque qu'elle ne comprend plus « Ma tristesse n'est pas un reproche vous savez, c'est une vieille tristesse que je traîne depuis cinq ans.. » entend-on alors que les grésillements de la copie pirate envahissent l'écran...


L'homme du soliloque de Koltès exprime ce même sentiment de perte furieuse, et la phrase qu'il nous balance est comme un serpent enroulé sur lui-même, que chaque relecture viendra dérouler : ses circonvolutions sont vénéneuses, hypnotiques, furieuses et incarnées. On y sent l'urgence de chaque mot, comme si les mains de l'auteur avaient été attachées trop longtemps. Koltès écrivait : « un acteur doit dire son texte comme s'il avait envie de pisser ». Vite, raide, dans l'urgence de sa fureur, du feu qui lui brûle de partout ; et Debout !

B-Lyndon
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le 9 oct. 2016

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