Un dernier recueil "bilan" en demie-teintes pour clôturer mon odyssée bergsonienne

En 1934, 2 ans après "Les deux sources...", Bergson publie ce qui sera son dernier ouvrage officiel, "La pensée et le mouvant", recueil de textes épars (articles, conférences...) rédigés entre les années 1900 et les années 1930 (avec en outre deux chapitres introductifs écrits spécialement pour l'occasion); le livre fait par ailleurs suite à un premier recueil (d'ailleurs assez anecdotique), "L'énergie spirituelle", paru en 1919.


Alors que "L'énergie spirituelle" portait avant tout sur des travaux "psychologiques" - renvoyant donc avant tout aux développements de "Matière et mémoire" (1896) -, cette "pensée et le mouvant" fait, elle, bien plus écho, d'une part, à l' "Essai sur les données immédiates..." (1889) et, d'autre part, à "l'Evolution créatrice" (1907); ce recueil se veut, aux dires même du philosophe, également beaucoup plus "méthodologique"; ce sera notamment pour Bergson l'occasion de revenir longuement sur sa définition (toute personnelle et d'ailleurs très variable dans le temps) de la métaphysique et sur la définition à donner à l' "intuition" comme partie intégrante de l'expérience humaine, mais également comme "méthode" philosophique.


Comme il se doit la qualité des textes proposés est extrêmement hétérogène; plus embêtant, Bergson y est souvent très (trop!) bavard, multipliant les longs développements répétitifs et parfois un peu soporifiques. N'y allons pas par quatre chemins, le sentiment d'ennui naît également, pour quiconque est familier de l'oeuvre du philosophe, du fait qu'il n'y a pas vraiment d'innovations ou de grandes avancées de la pensée bergsonienne à chercher dans ces textes. Soit que Bergson y présente simplement certains de ses travaux précédents, soit qu'il cherche à y dresser un "bilan" de sa philosophie, quand il n'adopte pas carrément une attitude "défensive" pour défendre une fois de plus certaines de ses grandes thèses contre toutes les critiques dont il a fait l'objet (assez naturellement d'ailleurs, du fait de son statut de "philosophe médiatique" de l'époque), l'ouvrage demeure dans l'ensemble assez anecdotique, et ne peut d'ailleurs donner, à mon avis, qu'une image assez appauvrie et décevante de Bergson à des lecteurs qui choisiraient ce recueil comme introduction à ses œuvres.


Néanmoins (et contrairement à l' "Energie spirituelle" qui était anecdotique de bout en bout de mon point de vue), deux des chapitres de ce recueil me semblent particulièrement sortir du lot, et méritent à mon avis fortement le coup d’œil:
- d'une part, le texte intitulé "Le possible et le réel", paru dans une revue suédoise (!) en 1930; non pas tant pour le fond (Bergson y rappelle avant tout des résultats déjà présents dans son premier livre de 1889 avec la critique de la notion de "possible", qui ne peut découler que d'un "mouvement rétrograde du vrai") que pour la forme qui est, elle, assez extraordinaire; on sent que Bergson a particulièrement ciselé ce texte destiné à l'étranger, écrit dans une superbe langue, aussi précise philosophiquement que riche métaphoriquement; bref, je conseillerais surtout ce texte pour son intérêt proprement esthétique;
- d'autre part, les conférences données à Oxford en 1911, et rassemblées ici sous le titre "La perception du changement", qui constituent véritablement le sommet du recueil; partant d'un exposé (là encore particulièrement brillant dans la forme et sur le plan rhétorique) de ses tous premiers travaux sur la "spatialisation" de la durée, Bergson en arrive à connecter assez explicitement ses travaux avec les résultats de la "physique quantique", alors à ses tous débuts, en affirmant que "tout est mouvement", que "le mouvement est la substance du monde" et donc que tout ce que nous abordons comme des "objets", immobiles et stables, et plus largement tout îlot de stabilité en ce monde, n'est au final qu'une représentation, une recomposition pratique de la réalité fondamentalement mouvante. En cela, Bergson va plus loin (de mémoire) que tout ce qu'il osait affirmer dans "l'évolution créatrice" quelques années plus tôt.
Cette interprétation par Bergson de la physique quantique comme une confirmation de certaines de ses intuitions fondamentales est bien entendu à mettre en parallèle avec l'incompréhension profonde dont Bergson fera, à l'inverse, preuve vis-à-vis de la révolution qu'a représentée vers la même période la physique relativiste d'Einstein - incompréhension qui débouchera sur le désastre que représente le livre "Durée et simultanéité" (1922), aussi illisible qu'à côté de la plaque, car rejetant, pour ainsi dire, par principe, les idées avancées par cette nouvelle théorie scientifique (en particulier pour ce qui est du caractère relatif du temps et de sa mesure selon le référentiel considéré).


Cet ouvrage représente sans doute aussi un intérêt dans la compréhension de la réception de Bergson par ses (grands) lecteurs ultérieurs: livre-bilan, réécrivant et systématisant un peu le "bergsonisme" a posteriori, il est par exemple évident qu'il a constitué un point de départ important pour Deleuze au moment d'écrire son ouvrage sur Bergson ("le Bergsonisme" en 1966, cf. d'ailleurs mon autre critique à ce sujet), puisqu'il y reprend l'idée de l'intuition comme méthode (allant d'ailleurs beaucoup plus loin que Bergson lui-même sur le chemin de la systématisation, plusieurs passages du recueil nous rappelant d'ailleurs opportunément que, pour Bergson, il y a bien une dimension quasi-mystique (et élitiste) dans le retour à l'intuition qu'il prône face à l'intelligence, et que celle-ci n'est pas que purement "méthodique"), mais aussi prolonge l'analyse bergsonienne développée dans "Le possible et le réel" en insistant de son côté sur la dichotomie "virtuel/actuel".


Pour conclure sur ce recueil conclusif dans la carrière philosophique de Bergson: ne commencez pas par celui-là, mais ne finissez pas non plus par celui-là (à moins d'être un complétiste comme moi)! Bref, ce recueil est dispensable je trouve, hormis un gros bémol pour les deux excellents chapitres que j'ai signalés plus haut.
N.B.: et je n'ai même pas évoqué dans cette recension le texte sur William James ou encore le panégyrique de Ravaisson (ce dernier texte étant tellement daté qu'il en deviendrait presque comique) qui, pour le coup, n'ont vraiment un intérêt que du point de vue de l'histoire de la philosophie...

Tibulle85
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le 22 mars 2018

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