Quoi de plus haletant, déroutant, aventureux, qu'un dictionnaire ? (*)

.

- un livre sur les dictionnaires ?

non

- un livre sur les dictionnaires des langues amérindiennes ?

...c'est froid

- un livre sur les tout premiers dictionnaires des langues amérindiennes ?

...un peu moins froid...

- un livre sur les religieux espagnols écrivant les tout premiers dictionnaires des langues amérindiennes ?

...tiède...

- un livre sur les illusions, désillusions, intentions et présupposés des religieux espagnols écrivant les tout premiers dictionnaires des langues amérindiennes ?

...tu chauffes !

- un livre sur les illusions, désillusions, intentions et présupposés qui se sont interposés entre le projet des religieux espagnols écrivant les tout premiers dictionnaires des langues amérindiennes et ces langues elles-mêmes, impossible à faire rentrer dans les cases qui leurs étaient assignées ?

...hum...on y est presque...

Premier choc ( il y en aura beaucoup à la lecture du livre ) :

Nos premiers dictionnaires sont apparus ( enfin, pas tout seuls, hein ) un peu avant 1500.

C'est stupéfiant, parce que c'est très très tard !


Pas de dico au Moyen-âge, pas de dicos pendant l'Antiquité :

Le dictionnaire est une invention de la Renaissance.

Autant dire que le dictionnaire nait au moment où l'Occident invente l'imprimerie et découvre le Nouveau Monde !


...aussi contre-intuitif que ça puisse paraître, les premiers dictionnaires de Quechua, Maya, Nahuatl, Otomi, Mixtèque, Zapothèque, Mapuche, Aymara, Guarani ont été écrits quasiment en même temps que ceux de Français, d'Italien, d'Allemand, d'Anglais, de Russe etc...


Tout commence par une liste de mots latins, rangés par ordre alphabétique, et leur équivalent en espagnol ;

C'est le dictionnaire d'Antonio Nebrija ( 1492 )

Puis, ces mêmes mots latins, et leur version italienne,

puis française,

allemande,

anglaise,etc.

L'occident tout entier est gagné par cette épidémie de fièvre lexicographique.


( l'avantage de tout caler sur la même liste de mots latins, c'est que ça rendait ces dicos très compatibles entre eux : si vous aviez un latin-allemand et un latin-français, rien de plus simple pour trouver la version française d'un mot allemand, et vice-versa - à condition que ce mot soit dans la liste )


Les dicos amérindiens ont été faits, plus ou moins au même moment, sur le même principe et les mêmes listes latines ( par des missionnaires religieux, n'oubliez pas ).

Mais ce n'est pas le vrai sujet du livre.

Surrallés nous explique que, dès le début, dès les premiers dicos européens, l'objectif n'était pas tellement de "photographier" l'état d'une langue, de la cartographier et la rendre compréhensible ;

- Non, l'intention était ailleurs.

On a fait des dictionnaires ( et des grammaires ) pour MODIFIER nos langues ( et celles des autres ), pour leur imposer une forme différente.

Les auteurs de ces ouvrages étaient, dès le début, consternés par ce qu'ils considéraient comme l'impureté, le désordre, les mauvais usages des langues vivantes;

ils assimilaient la langue d'un peuple au corps et à l'esprit d'une personne, et au fonctionnement d'une société :

pour eux, une langue mal faite, dévoyée, éloignée de son état originel forcément pur et vertueux, était en corrélation avec un organisme malsain, boiteux, une cervelle de travers, une société vicieuse:

il fallait purifier, redresser, corriger tout ça.


Leurs dicos et leurs grammaires ne décrivaient pas nos langues comme elles étaient, mais comme elles DEVRAIENT ETRE, selon eux.

( rappel: c'étaient tous des religieux, ceci explique cela )


Débarquant en Amérique, ils appliquent le même principe : ils ne décrivent pas les langues amérindiennes comme ils les entendent, non, ils les décrivent comme ils estiment qu'elles devraient être, c'est à dire qu'ils font DANS UN MEME MOUVEMENT la collecte, découverte, description ET la réforme de ces langues.


Ce faisant, ils se cognent à des murs imprévus.

D'abord, les structures :

habitués qu'ils étaient aux structures des langues européennes, toutes plus ou moins dérivées des mêmes bases et/ou ayant convergé et s'étant influencées entre elles, ils découvrent un corpus de langues qui se sont formées à part, et ont évolué coupées du reste du monde depuis la traversée de l'isthme de Béring ( - 15 000 )

...et ces structures de langues sont très très différentes des nôtres.




Les déboires de ces linguistes missionnaires commencent ( et c'est assez drôle ) :


- Dans ces langues amérindiennes, même en s'aidant d'interprètes locaux, ils ont un mal fou à segmenter le flux de parole, à identifier des mots, des verbes, des principes grammaticaux

- qui sont, pour eux, il faut s'en souvenir, autant de principes moraux :

si la structure d'une langue reflète la pensée, l'état moral et les principes de la société des locuteurs, que penser d'un peuple dont la langue ne semble pas avoir les structures "vertueuses" indispensables ?


- Les "territoires de sens" des mots latins ( et espagnols ) qu'ils utilisent ne recoupent pas du tout les "territoires de sens" des mots amérindiens; ils sont souvent obligés de tordre la réalité des langues pour les faire correspondre à des significations qui leur paraissent indispensables.


- Ils ont particulièrement besoin de certains termes pour décrire et définir l'humanité, l'âme, Dieu, le Bien, le Mal et tout ça ( ...et la Sainte Trinité, la transsubstantiation et le mystère de la grâce, je ne vous dis pas ).

Après d'interminables galères pour tenter d'identifier des termes locaux utilisables, ils s'écharpent pour décider s'il vaut mieux conserver ces mots en latin sans les traduire, ou utiliser des termes locaux vaguement approchants, en leur imposant un nouveau sens.


Ils s'écharpent d'autant plus qu'ils ne sont pas tous du même clan, vu qu'il y a des franciscains, des dominicains, des jésuites, et que ces différents ordres ont des conceptions très différentes de ce qu'est le langage, entre autres.

...et qu'ils se haïssent, se jalousent, se critiquent et se nuisent tant qu'ils peuvent, évidemment.


- au rayon des "choses drôles", en écrivant ces dictionnaires et grammaires, ils en arrivent parfois à créer des néo-langues amérindiennes idéales selon eux, mais tellement artificielles, hors-sol et éloignées des vraies, que personne ne les comprend quand ils les parlent


- au rayon "moins drôle", ils ont finalement réussi, en créant tous ses dicos selon leur idée, à transformer ces langues au lieu de les décrire et d'en témoigner, à tel point que les locuteurs actuels en ont adopté les sens et les usages, perdant les leurs.


Formatage culturel au rouleau compresseur occidental, toujours.


Mais le livre de Surrallés parle de bien plus que ça :

pour comprendre ce qui s'est joué à cet étrange moment de la rencontre entre les deux mondes, il explore forcément les signifiants-signifiés des érudits espagnols et des amérindiens, il part à la découverte du rapport complexe entre le sens et le mot dans chacun de ces deux grands ensembles culturels qui ont évolué séparément - étanches - de chaque côté d'un océan d'incompréhension,

et ça,

ça,

c'est le plus passionnant du livre.

( ça y est, tu brûles )

.

.

* = le titre de cette critique est dédié à quelqu'un qui se reconnaîtra ;)

moranc
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