«La géométrie n'est pas vraie, elle est commode.»

Beaucoup résume ce petit livre à un «Poincaré il a tout compris à la relativité avant Einstein.». Les seules lignes qui ressortent sont alors le fameux «Je ne pense pas qu'il y ait d'espace absolu.» ou «Le concept d'éther sera sans doute probablement abandonné un jour.». Rétrospectivement, c'est vrai que dire ce genre de chose 3 ans avant la fameuse «Révolution Einsteinienne de 1905» a quelque chose d'étrangement prémonitoire... Le problème, c'est que résumer ce livre à ce fait, c'est se fourrer profondément le doigt dans l'œil. Mais qu'on puisse se fourrer le doigt dans l'œil est fascinant en fait : Henri n'avait aucune intention de remettre en cause toute la physique moderne, ça se sent dans tout l'ouvrage, mais sa simple attitude philosophique et son recul sur sa propre matière arrive à nous faire croire qu'en fait, si.


En fait, le monsieur a fait beaucoup mieux que révolutionner la physique ou les maths : il a totalement remis en question le regard qu'on pouvait avoir sur ces matières. D'une manière si extrême que le livre déclencha une vive polémique avec Bertrand Russel. Car s'il est admis de tous les épistémologues qu'il ne peut y avoir de vérité absolue en science, beaucoup ont ce dessein secret de s'approcher de quelque chose de «moins faux». Mais peu importe les termes que l'on utilise : «moins faux» ou «plus vrai». Il y a là un but derrière, et il est sous-entendu que la science est la seule à pouvoir s'approcher d'une sorte de «vérité cachée».


Donc comment s'approcher de cette jolie vérité, me demanderez-vous ? Bon : on fait une théorie qui colle aux expériences, si elle ne colle plus, on la change par une autre qui, elle, colle bien. Ce sera alors une meilleure théorie.


Mais il y a ce fait dramatique que vous avez oublié : une théorie physique est fondée obligatoirement sur un certain formalisme mathématique. Or les maths, c'est purement abstrait et ça n'a pas grand chose à voir avec ce qui se passe dans ce foutu monde. Tester expérimentalement une hypothèse purement mathématiques est assez difficile et dès lors des problèmes se posent. Le plus évident est : par quels processus a-t-on pu être amené à rendre compte de phénomènes réels par des concepts abstraits et comment faire le lien ? Mais celui qui m'intéressera ici sera : quelle légitimité ont ces concepts purement abstraits à décrire le réel ?


On pourrait alors résumer tout ce livre à cette réponse cinglante : Aucun concept, modèle, hypothèse, n'a plus de légitimité qu'un autre s'il décrit la même chose. Pour éclaircir cette idée, on pourrait prendre l'exemple grossier de l'opposition Géocentrisme/Héliocentrisme. En effet, en admettant que les planètes se meuvent sur des trajectoires bien compliquées, le géocentrisme décrit parfaitement bien les observations, tout autant que l'héliocentrisme. La seule chose que vous pourrez préférer au second par rapport au premier est son élégance et sa simplicité puisqu'en immobilisant le soleil, les planètes se meuvent alors quasiment sur des cercles (des ellipses, plus précisément.). Mais y a-t-il un moyen de prouver expérimentalement que ce point de vue est meilleur qu'un autre ? Non. Mais la plus grosse subtilité de la pensée d'Henri sera la suivante : il faut choisir un point de vue, il faut choisir une origine à notre repère ! Alors, qu'il soit héliocentrique, géocentrique, lunocentrique, égocentrique, peu importe : il faut juste se rendre à l'évidence qu'il faut en choisir un, et que celui-ci ne sera qu'une hypothèse de travail, une convention, à la fois nécessaire pour décrire les choses et libre dans le choix de celle-ci.


Chose étonnante, d'ailleurs, toutes ces histoires de machin-centrisme sous-entendent toutes la notion «d'origine de repère.», et c'est là faire une hypothèse mathématiques abstraite. On touche là une autre idée de Poincaré qui contre-carre un grand fantasme scientifique du XIXe siècle : on ne peut pas faire d'observation sans faire d'hypothèse au préalable. Et pourtant, dieu sait que Newton dans son traité d'optique voulait décrire la lumière sans aucune hypothèse, uniquement par l'expérience. De même pour Ampère, qui voulait décrire les phénomène électrique sans a priori. Mais pourtant, dès que je décris la simple trajectoire d'un objet, je fais l'hypothèse d'un espace dans lequel il serait et qui donnerait du sens au mot trajectoire, puis je fais l'hypothèse d'une origine et d'un repère par rapport auquel s'avance l'objet. Et ce repère est conventionnel, tout autant que la nature de l'espace considéré. C'est d'ailleurs ce deuxième point, extrêmement non trivial, que Poincaré tâchera de développer dans ce livre : le "repère cartésien" qui semble si naturel et évident a priori n'a rien de naturel. Il ne l'est que parce que nous sommes entourés d'objet solide qui donne un sens parfaitement intuitif au concept de ligne droite. Si tout était liquide et déformable autour de nous, Dieu sait que la géométrie courbe de la relativité générale aurait été développée depuis très longtemps.


Pour terminer sur un exemple moins grossier que le géocentrisme : ne vous est-il jamais arrivé de douter des lois de Newton ? Je les rappelle à qui souhaiterait les connaitre ou s'en souvenir : la première loi dit que tout corps libre décrit un mouvement rectiligne uniforme, la seconde énonce qu'un objet vient à s'écarter de ce mouvement si une force s'applique sur elle.


Eh bien, je vous le dis car nous sommes entre nous : ces lois ne sont pas prouvable (ou réfutable) expérimentalement, ce ne sont qu'une procédure mathématique qui permet de décrire tous les mouvements existants en dehors de toute réalité. Comment s'en rendre compte ? D'une façon très simple, en vous posant cette question bête : «Mais, bordel comment est défini une force ?». Si vous avez déjà manipulé ce concept, je vous encourage à prendre trois secondes pour réfléchir à cette question pas si idiote que ça. Pour moi, la réponse la plus satisfaite même si frustrante, sera : une force est défini comme étant la chose qui fait écarter les objets de leur mouvement rectiligne uniforme. Alors, par définition, la deuxième loi est vérifiée. Et si rien ne fait écarter l'objet de son mouvement rectiligne uniforme, alors l'objet aura un mouvement rectiligne uniforme, la première loi est aussi vérifiée par définition. Tout ceci n'est que pure construction de l'esprit. Dès que l'on voit une trajectoire rectiligne uniforme, on dira «Il n'y a pas de force.», dès qu'on verra autre chose, on dira «Il y a une force à l'œuvre». Tout devient ainsi «explicable».


Alors, il me prend de rêver et de gribouiller sur les manuels de physique : «Un corps libre décrit un mouvement en forme de dessin de raton-laveur» et de définir les forces comme des choses qui écartent les objets de ce mouvement en forme de raton-laveur. Alors, dès qu'on verra une trajectoire de raton-laveur, on dira «Il n'y a pas de force.» et dès qu'un mouvement s'en écartera, on dira «Il y en a une.». Tout sera encore «explicable».


Et alors, j'aurais quand même inventé une mécanique qui a plus de gueule que celle qu'on apprend habituellement.


«Eh mais alors, tu m'expliques quand même pourquoi les objets isolés de tous les autres ne décrivent pas des trajectoires en forme de raton-laveur ? 
-- Ben parce que tu t'es placé dans un mauvais référentiel ! Tu le sais bien, les référentiels privilégiés sont les référentiels du grand raton, car dans ceux-ci, tout objet à une trajectoire en forme de raton-laveur.
-- Ah, on a le droit de dire ça ?
-- Bah oui, on a bien inventé les référentiels galliléens dans lesquels tout objet isolé a une trajectoire rectiligne uniforme. Je vois pas pourquoi ce serait plus con.»


Et se rendre compte que toutes ces hypothèses sont conventionnelles, c'est aussi se rendre compte qu'on peut les abandonner. Pas parce qu'elle seraient fausses, mais seulement inappropriées. Là réside tout le génie visionnaire de Poincaré.

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le 27 juin 2015

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