"Il leur faut acheter des marchandises et on a fait en sorte qu'ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une marchandise."
Guy Debord, dans In Girum imus nocte et consumimur igni.


"Il y a plus de cent ans, le Nouveau Dictionnaire des Synonymes français d’A.-L. Sardou définissait les nuances qu’il faut saisir entre : fallacieux, trompeur, imposteur, séducteur, insidieux, captieux ; et qui ensemble constituent aujourd’hui une sorte de palette des couleurs qui conviennent à un portrait de la société du spectacle."
Guy Debord, dans Commentaires sur la Société du Spectacle.


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La Société du Spectacle n'est franchement pas le bouquin le plus simple d'accès au monde, les deux centaines d'aphorismes doivent souvent être relus et longuement ruminés pour comprendre où Guy Debord veut en venir, et pour bien sûr apprécier la beauté de la prose et de la finesse d'esprit de ses remarques acerbes sur cette société dominée par les logiques aliénantes de la domination marchande, qui a d'abord glissé de l'être à l'avoir, puis de l'avoir au paraître.


Debord n'est pas un saint théoricien arrivant avec une quelconque orthodoxie désuète, il est un arracheur de masques, un démystificateur du système de production capitaliste.
Le Spectacle qu'il dénonce est ce qui permet aux capitalistes de continuer à exploiter les travailleurs en détournant leur attention et en leur arrachant toute bribe de vie réellement vécue, il est bâti sur les piliers suivants :


-La publicité, le cycle éternellement répété du consumérisme, l'illusion selon laquelle nous ne saurions exister socialement que par la consommation, l'entretien de la surestimation du bonheur que nous procure l'acquisition d'un nouveau produit : tu veux être belle ? Achète ce vêtement merde. Tu veux passer une soirée cool avec tes copaings ? Achète ce paquet de bière de mes couilles. Tu t'achètes une moto et tu veux être un vrai motard ? Tu ne peux l'être qu'en achetant tout les bidules qu'il faut pour t'en donner l'apparence : peinture de flammes sur le pot d'échappement, tête de mort sur le guidon, bandana, bottes et gilet en cuir, ça vous fera 300 boules et la peau de fesses.


-Le divertissement, la vie par procuration : c'est l'homogénéisation de l'Art produisant toujours la même bouillabaisse hollywoodienne avec tout plein de types qui font des trucs de ouf et toujours les mêmes chansons pop dupliquées et reproduites à l'infini, ce sont les réseaux sociaux où tout le monde balance des photos pour faire croire que comment que leur vie elle est turbo-joyeuse. La distribution de doses de plaisir afin de procurer aux masses populaires un bonheur factice.


-L'information, la propagande, le contrôle des médias, qui offrent une vision du monde délibérément biaisée et fabriquent le consentement. La saturation médiatique ôtant à l'individu toute capacité de penser en dehors des carcans de l'État et du capitalisme et d'imaginer un autre modèle de société. Ou même lui faisant croire qu'il ne peut s'épanouir pleinement qu'en décrochant un emploi (autrement dit, en vendant sa force de travail aux capitalistes).


Les individus, d'acteurs de leurs vies, deviennent simples spectateurs et même à leur tour producteurs de spectacle (par exemple, en mettant sur les réseaux des photos sur comment que leur vie elle est trop trop bien tavu), prisonniers d'une misère qui a les apparences de l'abondance.
Mais le Spectacle n'est pas que simple distorsion des médias et instauration du consumérisme et/ou simple ensemble d'images : il est occupation de l'intégralité de l'espace social par les marchandises et les représentations, il est ensemble de relations sociales mises en scène par des images (de choses dont l'on ne peut pas faire l'expérience, donc. Par exemple, si je vois la photo d'une pomme, je peux comprendre ce que c'est, je peux la voir, mais je ne pourrais en faire l'expérience que si je l'ai dans mes mains et la mange), désormais, tous les rapports sociaux ont la fâcheuse tendance à se transformer en rapports marchands :


6
"Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée.
Il est le coeur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toute ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante.
Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne
."


8
"On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l’activité sociale effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé.
Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante
."


28
"Le système économique fondé sur l’isolement est une production circulaire de l’isolement.
L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l’automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d’isolement des “ foules solitaires ”.
Le spectacle retrouve toujours plus concrètement ses propres présuppositions
."


30
"L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir.
L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représentent.
C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout
."


Derrière cette fausse diversité produisant de fausses oppositions se cache une même unité qui fractionne et atomise la société. Même au coeur de l'autoroute ou au beau milieu de son immeuble, l'individu n'a probablement jamais été aussi isolé.
Avec l'urbanisation capitaliste, on a décomposé la ville en sections bien ordonnées : le quartier où habiter, le quartier où consommer, le quartier où travailler, tout cela relié par les trains et les voitures. Le résultat ? Vie monotone, désert social et misère existentielle. Paris, en à peine plus d'un siècle, est passée de lieu de foisonnement culturel à celui de morose et mesquine vitrine pour des touristes pressés de dépenser leur argent pour oublier le fait que dans deux semaines ils devront à nouveau retourner se faire exploiter dans l'un de ces nombreux systèmes concentrationnaires en open space.


172
"L’urbanisme est l’accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir
de classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production
avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l’urbanisme son champ privilégié.
L’effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue.
“Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l’isolement de la population s’est avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace”, constate Lewis Mumford dans La Cité à travers l’histoire. Mais le mouvement général de l’isolement, qui est la réalité de l’urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L’intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu’individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les “grands ensembles”, sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudocollectivité qui accompagne aussi l’individu isolé dans la cellule familiale : l’emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance
."


Pire encore, le Spectacle absorbe en son sein tout élément le menaçant, en supprimant au passage les choses les plus radicales qu'ils possèdent, en séparant l'image de son message : on ne sera donc pas surpris de voir le visage de Che Guevara être représenté sur moult tee-shirts, eux-mêmes portés par de tristes sires qui se croient "tendance", et remplissant les poches de ceux que le Che méprisait au plus haut point, de voir le slogan BlackLivesMatter et le drapeau de la communauté LGBT être repris par des marques diverses et variées, de voir les multinationales récupérer Internet...j'en passe et des meilleures, des vertes et des pas mûres...Chaque contre-culture s'est vue récupérer par le Grand Capital et transformée en un spectacle de plus.
C'est bien pour cette raison que Debord est resté très distant des médias de masse.


Pour lutter contre la société du spectacle et les structures sociales qu'elle sert et protège, Debord propose de retourner ses propres codes contre elle en pratiquant le détournement, en récupérant les médias populaires en y injectant des messages radicaux : c'est ce que ses compères de l'Internationale Situationniste avaient fait en redoublant entièrement un film d'arts martiaux (disponible sur Youtube) pour obtenir une histoire dans laquelle des prolétaires coréens férus de Taekwondo s'opposent à des ordures capitalistes japonaises.
Entre nous, j'vous le recommande chaudement, l'humour marche vraiment bien, c'est bourré de références, et les gaillards derrière ce film ont su trouver des punchlines de fou :


T'as donc rien compris, Léniniste à la mords-moi-le-noeud ! On va vous foutre des bambous dans l'cul avec des fourmis rouges, et on brûlera le tout sur la nouvelle Place Rouge !


La pratique s'est répandue il y a quelques années grâce à l'usage d'Internet, permettant de faire de la propagande en répandant partout sur la toile des memes avec des messages turbo-gauchistes (pour plus de précisions, voir cette vidéo).


Ce que visent Debord et ses compères de l'Internationale Situationniste (auto-dissoute en 1972), c'est une société égalitaire et non-hiérarchisée débarrassée une bonne fois pour toutes des logiques marchandes. Epanouissant l'individu et abolissant la division du travail, l'art contemplatif, les séparations entre les différentes sciences, bref, toute activité séparée de la vie quotidienne et aliénant l'individu : la fusion de toutes les activités humaines qui se teintent alors de poésie. Par exemple : de "passer ma vie à regarder des films d'arts martiaux", je passe à "devenir moi-même un artiste martial, un vrai, qui a des cou*lles d'acier et le canon chargé".


{========O========}


Ouvrage révélateur, la Société du Spectacle a de fortes chances de vous dévoiler en grand l'ineptie totale de ce monde où la domination marchande est devenue universelle et mondiale. Livre ardu, la Société du Spectacle risque de vous faire bouillir les neurones. Essai fondamental, la Société du Spectacle risque de vous faire tomber en pâmoison devant la poésie du style de Debord.


Et en plus c'est disponible en pdf pour pas un centime, vous n'avez donc pas une once d'excuse.

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le 29 juin 2020

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