La tyrannie technologique est un essai en cinq chapitres qui s'attelle à la dénonciation de la technologie, par opposition à la technique. Après une introduction qui pose quelques notions intéressantes avant de devenir un fourre-tout, le livre, écrit à plusieurs mains, aborde la question sous quatre angles : "L'emprise des écrans" (Cédric Biagini), "Rêve numérique ou cauchemar informatique" (Guillaume Carnino), "Le téléphone portable, gadget de destruction massive" (Pièces et mains d'oeuvre), "Biométrie, l'identification ou la révolte" (Celia Izoard).


Il serait facile de tomber sur ce livre parce qu'il date de 2007. Au fonds, il est intéressant par tout ce à côté de quoi il passe. Sans doute me trouvera-t-on un peu sévère, mais sur le sujet du pouvoir du numérique sur nos vies, je recommande bien plus vivement Les GAFAM contre l'internet, de Nikos Smyrnaios. L'approche y est historique, appuyée sur un grand nombre d'études citées dans des notes de bas de page, et les responsables sont clairement notés, et étudiés à la loupe. Tout ce que ne fait pas ce livre-là, qui relève d'une culture de l'essai moralisateur comme on en pondait beaucoup dans les années 2000, du temps où on avait encore le luxe de se payer de mots.


Car que trouverez-vous dans ce livre ? Aller jeter un oeil dans le dossier "Documents annexes" est assez révélateur : on y trouve une série de tracts de différents collectifs des années 2000 qui ont depuis fait long feu, comme le groupe Oblomoff, le Comité Informel pour la désindustrialisation du monde (qui avait occupé l'EHESS pendant la crise du CPE), le Réseau pour l'abolition des transports payants (qui assimile le Pass Navigo à une "laisse numérique"), etc...


Bref, c'est engagé, mais c'est aussi assez moralisateur, inutilement polémique, et ça considère qu'une bonne analyse, c'est de trouver un juste équilibre entre tartines moralisantes, citations de Foucault/Derrida et statistiques glanées ici et là. Ce livre n'intéressera que ceux qui pensent déjà comme ses auteurs, et n'apprendra que fort peu aux autres.


Par ailleurs il y a des passages qui ont vraiment mal vieilli, comme celui qui dit qu'internet, contrairement à ce qu'on faisait miroiter, n'est pas un terreau pour les luttes sociales (p. 44-45). Après je veux bien croire que c'était difficile à prophétiser en 2007, mais ça pose la question de l'intérêt de lire un tel livre aujourd'hui.


Je lisais ce livre pour la spécialité géopolitique (HGGSP), j'en tirerai quelques extraits, mais comme un point de départ pour la réflexion, pas comme quelque chose d'informatif.


Je vais reprendre partie par partie.


I - La tyrannie technologique.
Contre l'idée que la technologie ne serait ni bonne ni mauvaise : certaines technologies créent des problèmes qui obligent à mettre au point de nouvelles technologies. Références : Ludd, Baudrillard, Ellul, Illich. La suite tire sur tout ce qui bouge : les langues qui disparaissent, l'américanisation, l'uniformisation des standards de datation et de géolocalisation, le poids des normes au quotidien, l'appauvrissement des savoir-faire. L'individu est isolé : les jeux et la téléréalité fonctionnent sur l'élimination, le lien social disparaît, nous vivons dans la surconsommation d'information et l'immédiateté. En face, une idéologie technologiste nous fait miroiter le gratuit et dévoie les notions de partage, de liberté, de performance, de transparence. Pour prendre du recul, il faut se déconnecter et lire. Pour contrer cela, les conseils : ne pas opposer anciennes et nouvelles technologies, refuser la réduction à une vision de consommateur, dépasser la critique du contrôle social, sans verser dans le complotisme ou le catastrophisme. Et bien sûr le très social-démocrate "recréer du lien social".


II - L'emprise des écrans.
On revient sur l'emprise de la télévision, qui mute dans les années 2000 en écran plat (on est encore au début). Elle reste centrale malgré la multiplication des supports et la VOD, qui individualise les goûts. Elle est addictive et confine dans une passivité qui fait vivre par procuration (effet balcon). Elle inverse la hiérarchie entre représentation et réalité. La compulsion qui pousse à tout filmer (forêts de portables lors des concerts) aurait eu pour point de départ la téléréalité et la vidéosurveillance (affirmation non étayée). Cela crée une tyrannie de la transparence. enfin, la surabondance d'informations dramatiques donne l'impression d'une impuissance et pousse à l'apathie.


III - Rêve numérique ou cauchemar informatique.
L'informatique nous échappe, tant dans son mode de fabrication que de fonctionnement. L'impression d'immédiateté a quelque chose de magique. La reproductibilité des fichiers numériques fait passer d'une logique de propriété d'un support à une logique d'accès à un serveur centralisé via un mot de passe. Mais derrière les bases de données les plus innocente se cache un formatage du réel. Par ailleurs, la dromocratie (tyrannie de la vitesse) de ces technologies apporte une certaine hybris qui prétend abolir le temps et l'espace. Et les sociabilitées nouvelles liées au numérique sont factives : des gens se disent des choses qu'ils ne se diraient jamais IRL, des communautés qui s'autoradicalisent par effet de bulle naissent. L'homo sapiens ne risque-t-il pas de devenir virtuens ? (sic).


IV - Le téléphone portable, gadget de destruction massive.
On retrouve une compilation des critiques connues contre le téléphone portable, même si le point de vue est original : on dénonce le rêve farci de cauchemar de la "Silicon Valley à la française" qui était censée émerger dans la vallée du Grésivaudan, avec un cluster autour de l'usine Nokia. On part donc de la dépense énergétique liée à la fabrication des puces RFID, de la responsabilité de l'industrie dans les conflits en République Démocratique du Congo à cause du coltan, de l'obsolence programmée, des difficultés à recycler, de l'absence d'étude indépendante face au risque des ondes sur le cerveau [A quoi on peut répondre que le nombre de cancers du cerveau n'a pas augmenté depuis trente ans]. On passe ensuite aux conséquences sociales : le conformisme lié au portable, avec les formules pour les enfants. Le portable qui met sous tutelle l'individu, de moins en moins autonome vis-à-vis de ses "prothèses numériques" (expression récurrente). Et évidemment les phénomènes d'addiction. Enfin on passe aux possibilités de fichage : le portable qui peut servir de micro même éteint, la géolocalisation et la traçabilité.
Rien de nouveau, surtout que le chapitre est entrecoupé de répliques fictives de quelqu'un qui est au téléphone dans la rue (p. 177 : "Allo j'suis dans le rayon, là. Je prends quoi comme café, en poudre ou en grain ?"). ça fait très boomeur donneur de leçons.


V - Biométrie, l'identification ou la révolte.
Chapitre peu sourcé, qui parle de la biométrie dans ses applications pénitentiaires et scolaires (les gamins qui badgent à la cantine avec leur paume). On reprend quelques arguments des partisans de la biométrie (elle existe depuis longtemps, elle est moderne, elle a alimenté le totalitarisme mais des progrès ont été faits, elle est confortable), pour montrer que tout ces arguments ne visent qu'à démonter des objections d'opposants. Sinon la principale est la suivante : ne pas chercher à faire peur en agitant l'idée d'une utilisation totalitaire de la biométrie, mais en refuser tout simplement le refus, car mon corps n'est pas un réceptacle d'information sur ma personne. Il y a un parallèle avec Foucault décrivant la naissance des cliniques, qui font passer de la question "Qu'est-ce qui ne va pas ?" à "Où avez-vous mal ?", que je trouve assez mal posé.

zardoz6704
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le 15 févr. 2021

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