« La vérité est fille du temps, pas de l’Autorité. »

Dans cette œuvre dense et bien structurée, Bertolt Brecht nous permet de côtoyer un Galilée humanisé, avec ses travers, ses affections, ses humeurs. Un réel plaisir de se plonger ainsi dans le début du XVIIè siècle !


Outre la peinture du scientifique, l’auteur picturalise toute une société, du Cosme de Médicis haut comme trois pommes aux philosophes et mathématiciens confis de dogmes aristotéliciens, du peuple en liesse lors du carnaval au Grand Inquisiteur. Certains dialogues sont savoureux, notamment lorsque Galilée propose à deux savants de jeter un œil à travers la lunette et qu’un débat malhonnête s’instaure entre eux, tandis que le Cosme de Médicis, âgé seulement de neuf ans, n’y comprend goutte et ne se préoccupe que de se rendre au bal.


On trouve dans ce texte, comme souvent chez Brecht, des phrases fortes, propres à devenir des citations, comme celle mise en exergue ici dans le titre de la critique. Chacune de ces phrases pourraient même constituer un sujet de dissertation. Et voilà une des forces de ce texte : il génère en nous de multiples réflexions, que l’on soit ou non d’accord avec l’auteur. Ci-dessous, un échantillon :



  • Penser est un des plus grands divertissements de l’espèce humaine. (p. 36)


  • Quand la vérité est trop faible pour se défendre, elle doit passer à l’offensive. (p. 40)


  • Seule s’impose la part de vérité que nous imposons ; la victoire de la raison ne peut être que la victoire des êtres raisonnables. (p. 83)


  • [Ils] ne veulent baiser les pieds du pape qu’à la condition qu’il écrase le peuple avec ! (p. 97)


  • La misère de la multitude est vieille comme la montagne et du haut de la chaire, celle de l’église ou celle de l’université, on la déclare indestructible comme la montagne. (p. 130)



Certaines pensées du Galilée brechtien semblent contradictoires. D’un côté, il dit : « […] en notre qualité d’hommes de science, nous n’avons pas à nous demander où peut nous mener la vérité. » (p. 51) et plus tard dans sa vie (selon Brecht), il met en garde : « Quand des hommes de science intimidés par des hommes de pouvoir égoïstes se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science peut s’en trouver mutilée, et vos nouvelles machines pourraient ne signifier que des tourments nouveaux. » (p. 131). On pourrait y déceler une distinction nécessaire, faite par Brecht, entre savoirs scientifiques et recherches technoscientifiques. En sorte que cette pièce de théâtre, écrite en 1938-39 alors que Brecht était exilé au Danemark, fuyant le nazisme, cette pièce donc conserve toute son actualité. À l’époque, l’on découvrait la fission de l’uranium au potentiel destructeur ; aujourd’hui on s’amuse, par exemple, avec la bombe du génie génétique au potentiel tout autant destructeur… Et si à l’époque, pour demeurer obscur au peuple, les textes s’écrivaient en latin (ce à quoi s’est opposé Galilée en écrivant son Dialogue en italien), aujourd’hui le latin est remplacé par un langage hautement technicisé (comme en économie) laissant le peuple à la marge et l’obligeant à opiner béatement du chef lorsque divers décideurs orientent l’évolution sociétale.


Brecht a vu juste en choisissant Galilée comme personnage historique, reste à déterminer ce qui constitue le fait historique et ce qui relève du mythe. Mais je ne suis pas habilité à opérer une telle distinction. Toutefois, petit anachronisme presque insignifiant, lorsque Galilée parle de centimètre cube, alors que l’ébauche d’une définition du mètre date de 1668 (longueur d’un pendule oscillant avec un battement d’une seconde, soit deux secondes de période – 993,7 mm actuels), alors que Galilée mourut en 1642…


Quoi qu’il en soit, la lecture de ce livre revigore l’esprit et ravive la mobilisation contre toute forme de dogmatisme : religieux, politique ou technoscientifique. Car « qui ne connaît pas la vérité n’est qu’un imbécile. Mais qui, la connaissant, la nomme mensonge, celui-là est un criminel ! » (p. 85-86) Et puisque, « procurant du savoir sur tout pour tous, [la science] aspire à faire de tous des hommes de doute » (p. 130), alors ne lésinons pas sur les bons livres qui nous permettent justement de nous apprendre simplement les savoirs acquis durant des siècles, car ces savoirs atténuent l’infinité de notre ignorance ! C’est d’ailleurs en compulsant de tels ouvrages que l’on apprend toute la difficulté d’enseigner le raisonnement scientifique, d’inculquer l’usage de la raison (cette raison que semble « idolâtrer » Brecht dans cette œuvre). Car notre cerveau, fruit d’une longue évolution biologique, certes extrêmement efficace mais non dénué d’imperfections suite aux bricolages de l’évolution (cf. François Jacob), voire carrément à des ratés (cf. Arthur Koestler), ce cerveau possède en lui une science du commun en général contradictoire avec la science « réelle ». La science du commun, c’est notamment la physique aristotélicienne, selon laquelle deux objets de masses différentes tomberont naturellement à des vitesses inégales. Et cette science engrammée s’oppose farouchement à la science réelle, elle lui résiste au point de rendre si difficile à tout un chacun la pensée scientifique. Dans ses conférences, Étienne Klein reprend l’idée que la force de Galilée fut d’expliquer le monde au moyen de l’impossible, autrement dit en proposant des explications qui heurtent notre science du commun. À méditer.


Donc, pour ceux qui vibreraient au diapason du texte brechtien, opposez-vous à votre propre science aristotélicienne innée. Cultivez votre doute, sans pour autant dogmatiser le scepticisme. Et appliquez également ce doute dans des domaines extérieurs aux sciences. C’est une voie recommandée pour honorer cette Vie de Galilée de Brecht, et ne pas rendre vain cet excellent travail d’écriture.


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le 15 sept. 2016

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