Dans la lignée de ses grandes pièces historiques (« La Vie d’Edouard II d’Angleterre », « Grand’Peur et Misère du IIIe Reich », « Le Procès de Lucullus »), Brecht propose une vie de Galilée, le grand artisan, avec Copernic, de cette révolution mentale qui frappa de plein fouet la conscience occidentale au XVIIe siècle : la Terre n’est plus au centre de l’Univers, même pas au centre du système solaire. Elle n’est plus qu’un caillou parmi d’autres, qui tourne autour d’une étoile sans signification métaphysique. Dur à avaler, quand on vous a seriné, sous l’égide de l’enseignement chrétien pendant seize siècles, que l’Homme est la plus parfaite des créatures de Dieu, et que, de ce fait, il ne peut qu’occuper la place centrale dans l’Univers. Ejecter l’homme de cette place centrale, c’est nier le dessein de Dieu, c’est contredire les naïvetés astronomiques de la Bible, c’est s’exposer aux foudres – et aux agaceries sophistiquées – d’une Eglise Catholique qui, justement, avait créé l’Inquisition « romaine » presque un siècle plus tôt.

Vous avez dit « Révolution » ? Dans cette pièce, on sent Brecht fébrilement agité par le désir de renverser l’ancien monde au nom de la science. Vue d’ici, la confiance de Brecht en la science peut étonner un peu, vu ses dérapages et ses impuissances, dont elle nous sert une louche chaque jour. Mais, peu importent les approximations, pourvu qu’on renverse les vieilles superstitions sous lesquelles on asservit un peuple laborieux et exploité !

Historiquement, Brecht a bien fait son travail : condensation de la vie de Galilée en quinze tableaux, polarisation accentuée de l’action sur les faits qui ont rendu Galilée célèbre, citations littérales de passages authentiques rédigés ou lus par Galilée, mise en scène de personnages secondaires parfaitement authentiques eux aussi. Si quelque chose surprend les spectateurs dans l’action, ils feraient bien de se documenter à l’avance sur la vie de Galilée, car les revirements et coups de théâtre que présente la pièce sont, eux aussi, authentiques, dans les limites, bien entendu, de la liberté indispensable à une adaptation théâtrale cohérente.

Donc, on suit bien Galilée dans ses études sur la chute des corps, dans son adaptation plus ou moins réussie de lunettes astronomiques inspirées d’originaux hollandais, de la découverte de satellites de Jupiter (les « planètes médicéennes »), de son affirmation centrale : passage du géocentrisme de Ptolémée et d’Aristote à l’héliocentrisme de Copernic, et tous les démêlés avec l’Eglise. Ne pas oublier que ses relations ambivalentes avec le Pape sont elles aussi authentiques : le Pape était son ami. Brecht raffine même en se refusant à placer le célèbre « Et pourtant, elle tourne ! », que Galilée n’a probablement jamais prononcé.

Là où cela devient brechtien, c’est quand on voit Galilée placé dans des contradictions historiques : il se pose en défenseur des vertus émancipatrices de la science (l’ignorance permet aux puissants d’asservir les pauvres), mais lui-même, en tant qu’intellectuel, ne produit rien, et on lui rappelle opportunément que, pour lui fournir son lait, d’autres peinent toute la journée. Il combat les superstitions (facteurs d’oppression), mais il ne se proclame jamais clairement athée, et sa célèbre rétractation, bien qu’évidemment obtenue sous la pression, énonce une soumission très décente vis-à-vis de l’Eglise catholique. Mieux, Galilée apprend lui-même des choses de la part d’ignorants (tableau 4). Et, s’il rêve de répandre la vérité scientifique parmi les masses, il se heurte (tableaux 8 et 9) à cette observation que l’univers clos, centré et mécanique de Ptolémée constituait un repère rassurant pour les gens du peuple, et en harmonie avec la religion, et que, si on détruit cette conception, ces pauvres n’auront plus aucun repère et sombreront dans le désespoir lié à l’absence de sens.

Tableau 10 : la conception d’une terre tournant autour du soleil apporte une révolution qui pourrait bien inciter à l’émancipation des opprimés. On peut contester la logique de l’exploitation carnavalesque qui en est faite : si la Terre tourne autour du Soleil, ce n’est certainement pas l’indice qu’elle est plus libre et valorisée qu’auparavant, car elle est maintenant clairement asservie à un centre qui la retient captive sur son orbite.

Dès le tableau 1, on nous dit que « le ciel est vide », plus encore, « supprimé » (tableau 3). Difficile de n’y point voir d’athéisme, ce qui eût fait cramer Galilée illico sur un bûcher, qu’il soit copain ou pas avec le Pape. Surtout que cette affirmation est assortie de pointes ironiques contre la théologie. L’ombre fumante de Giordano Bruno (brûlé en 1600) est invoquée plusieurs fois par Galilée, qui semble vraiment craindre de subir le même sort, ce qui n’est pas pour rien dans sa rétractation finale.

Dans le sens opposé, l’Eglise et tous ses représentants sont présentés comme bornés, crispés, englués dans leurs dogmes obsolètes, placent la croyance et les bons vieux racontars de Ptolémée par-devant la démarche scientifique (tableau 12), et vont jusqu’à affubler Aristote, le païen Aristote (dont les conceptions les arrangent), de l’épithète de « divin » ou « saint » (tableaux 4 et 9), ce qui ne manque pas de sel pour des catholiques intégristes. Leur refus de se livrer à une banale observation scientifique (regarder dans une lunette astronomique) les ridiculise et les discrédite (tableau 6).

La construction de la pièce en tableaux successifs est excellemment pensée : pas une scène, pas un échange qui n’ait valeur de démonstration pédagogique militante. Psychologiquement, on ressent bien l’ « induction positive » (au sens pavlovien) qui domine chez Brecht : l’enjeu est de faire sauter les entraves, les carcans, les camisoles idéologiques et sociales qui enferment l’homme dans une stagnation puant la routine, le ressassement insensé de vieilleries, la moisissure et la sclérose de hiérarchies tyranniques dépourvues de sens. Tableau 1 : on oppose l’ « incrustation » de la foi au « courant d’air » libérateur. « Prendre le large » (tableau 7) va dans le même sens. En même temps, les jeux de scène constituent un véritable procédé pédagogique pour expliquer les vues de Galilée même à un public qui n’a pas fait d’études. On pourra trouver outranciers les passages en langage très « moderne » qui dénoncent le capitalisme libéral : libre marché, libre concurrence (tableau 1), « lancer sur le marché » (tableau 2), ces réalités existaient certes déjà, mais n’étaient pas théorisées au point d’être formulées en des termes si précis.

Victoire de la raison, de la science, du progrès technique (tableau 8) : Galilée se fait bien le propagandiste de l’optimisme marxiste, lui-même fils du scientisme et de la révolution industrielle. On appréciera d’ailleurs que les autres inventions de Galilée en font un soutien apprécié des capitalistes de l’Italie du Nord (tableaux 3 et 11). Et l’exil envisagé par Galilée (tableau 15) ressemble fort à celui de Brecht au Danemark, au moment même où il écrit cette pièce.

Nous n’insisterons pas sur ce que devient ce même optimisme de progrès technologique et de croissance industrielle de nos jours. L’ivresse du grand large, vécue et exprimée par Galilée, se heurte aux bornes de notre minuscule planète, que nous persistons à surexploiter. Il reste l’image idéale – un peu trop idéale – et idéologiquement récupérée, d’un héros de la science, que même la peste de Florence ne fait pas fuir, et qui cherche les moyens de survivre en temps de totalitarisme pour défendre une cause dont les conséquences seront bénéfiques pour toute l’humanité.
khorsabad
8
Écrit par

Créée

le 12 nov. 2014

Critique lue 584 fois

7 j'aime

1 commentaire

khorsabad

Écrit par

Critique lue 584 fois

7
1

D'autres avis sur La Vie de Galilée

La Vie de Galilée
Salyanov5
7

« La vérité est fille du temps, pas de l’Autorité. »

Dans cette œuvre dense et bien structurée, Bertolt Brecht nous permet de côtoyer un Galilée humanisé, avec ses travers, ses affections, ses humeurs. Un réel plaisir de se plonger ainsi dans le début...

le 15 sept. 2016

2 j'aime

2

La Vie de Galilée
DieLorelei
4

Critique de La Vie de Galilée par DieLorelei

Je n'ai pas du tout aimé cette pièce. Pourtant, Le sujet en est très intéressant : la vie du célèbre astronome Galilée qui osa, par sa défense du système de Copernic dans ses Dialogues, aller contre...

le 9 avr. 2013

2 j'aime

4

La Vie de Galilée
Sisyphe
6

Critique de La Vie de Galilée par Sisyphe

« GALILÉE, académique, les mains croisées sur le ventre. […] Pour quoi travaillez-vous ? Moi je soutiens que le seul but de la science consiste à soulager les peines de l’existence humaine. » p. 133

le 31 juil. 2013

1 j'aime

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14