Sur ce site, Il n'y a qu'une critique sur ce livre. Courte. Bête. Erronée ...
Je ne sais pas si elle me donnerait envie de le lire, moi, ce livre qui mollement vit sur la réputation de son auteur. Auteur auquel on ne vient jamais que sur un malentendu. Livres qu'on lit toujours de travers. Malentendu inévitable source de milliers d'autres, travers inévitables de la critique.


Bataille l'érotomane. Bataille le joyeux cynique. Bataille l'homme impossible qui vit à hauteur de littérature. Pas n'importe laquelle : celle de Dostoïevski. Bataille le mystique noir de l'expérience intérieure. On n'en sort jamais ; et c'est bien bête. Sur la base d'une équation faussée d'entrée de jeu, qui fait de Bataille inévitablement le lieu d'une équation Dieu-orgie/mysticisme-débauche, lisible du début à la fin de son œuvre, invariable, obsessionnelle, on lit Bataille comme une série de contradictions monolithiques ressassées à l'envie, qui, une fois décelée dans le texte, nous dispense de chercher plus loin. Et plus profond. Nous dispense d'y trouver autre chose.
En un mot : un « auteur ». Cette chose figée, le réceptacle des fantasmes et des paresse du lecteur. Auteur que Bataille a contribué à tuer : « j'écris pour faire oublier mon nom » n'hésitait-il pas à écrire.


On gagnerait donc à ne le voir plus que comme un homme qui a objectivé certains moments de sa vie sous forme de livres. Livres qui dès lors, libérés des liens d’airain qui les liaient et les figeaient sans libre jeu (un comble pour Bataille!) sous les seules modalités littéraires, seraient lus non plus à partir d'une série de thèmes récurrents et caricaturaux, mais à partir des préoccupations ponctuelles de Georges (et non plus de Bataille) et de la situation, du moment, durant lequel il les a écrits.


Ainsi, la critique de Raskolnikov réduit le Bleu du Ciel aux deux notions qui ont fait la célébrité de Bataille, l'expérience intérieure et l'érotisme : « Ce roman illustre parfaitement le concept d'"expérience intérieure" de Bataille, où la perte du "je" est voulue et provoquée par le "je" lui-même […] Chaque expérience est teintée d'un érotisme mystique qui repousse autant qu'il attire le lecteur, de la même manière que la mort attire autant qu'elle repousse le protagoniste ».
Le récit, finalement, y apparaît comme l'expression littéraire d'une philosophie structurée et achevée évoluant dans l'unique dimension de la pensée, située dans l'unique histoire de la littérature.
Cette critique montre ainsi la méconnaissance profonde, générale, dans laquelle l’œuvre de Bataille se maintient, l'impossibilité qui est la nôtre de lire un livre en rapport avec le monde extérieur qui en a été le berceau. Car toute œuvre est située : dans le cours d'une existence personnelle et dans le cours plus vaste de l'histoire du monde.


Il suffit pour cela de se demander quand le récit a été écrit et dans quelles conditions.


Une première date, d'abord : 1926
A cette époque, Georges va vraiment mal. Il est au plus bas, dans une agitation perpétuelle, une nuit sans issue. Il vit de beuveries, d'orgies, il mène la vie impossible des personnages de Dostoïevski, celle de l'homme du sous-sol, entre grandeur et misère. Une ruine. Il brûle sa vie par les deux bouts et tous ses amis s'inquiètent vraiment pour lui. Il semble même avoir risqué, à cette époque, sa vie à la roulette. Il écrit à cette période un livre sinistre, qu'il montre, par bravade, à Breton, qui en condamne immédiatement et l'esprit, et le contenu et l'auteur. De ce livre, W.C., finalement détruit par Bataille, on ne sait que très peu de choses. Dans LE PETIT, Bataille en décrit une illustration, Leiris nous révèle la seconde scène du petit livre, une orgie entre Dirty et des poissonnières dans des halles dégueulasses. La première n'est autre que Dirty, l'introduction du BLEU DU CIEL. A cette époque, Bataille commence à peine à participer à la revue Aréthuse, il a à peine été initié à la philosophie, et n'a aucune pensée structurée. Encore moins des concepts. Sa vie continue à se perdre dans une hilarité qui tient lieu de révolte, radicale, absolue, et de pensée.


Ce court texte est donc une introduction à plusieurs titres : par son antériorité, préfiguration de ce qu'il connaîtra de nouveau par la suite, préfiguration de Laure, qui correspondra si bien à Dirty que ce texte tient lieu d'oracle. Par sa teneur marxiste, opposition entre une bourgeoisie décadente qui n'a comme issue à ses contradictions que le nihilisme le plus intenable, et la provocation : provocation qui dissout les valeurs bourgeoises et tente de pousser le lumpen-prolétariat à la révolte (Dirty remarque les mains velues de l'employé, qui ressemblent à celles des singes, niant par là son humanité de toute la hauteur de sa classe).


Une seconde : 1935
Dans les années 30, Georges est une figure importante, quoi qu'encore souterraine et confidentielle de la vie intellectuelle française. Il a participé au Cercle Communiste Démocratique ainsi qu'à sa revue, aux côtés de Souvarine et de Simone Weil, participe, à d'autres groupes et activités, en sa qualité de bibliothécaire, comme Ordre Nouveau et le groupe Masses. Sa préoccupation principale est de rendre compte d'un fait qui ne manque d'étonner et d'inquiéter tous les intellectuels de l'époque, ou presque : comment se fait-il qu'en Allemagne, l'exaspération prolétarienne ait été captée par le pouvoir fasciste si facilement alors que c'était de l'Allemagne-même qu'on attendait la révolution prolétarienne, de fait avortée, et réalisée étrangement en Russie. Pour répondre au problème du nazisme, il élaborera une théorie complexe, époustouflante, de l'économie et de la politique, et surtout du pouvoir fasciste, qui frappera tout le monde de stupeur mais qui, avec le temps, mettra tout le monde d'accord, encore qu'elle ne trouve à aucun moment d'application pratique (mais ce n'est pas là un défaut de la théorie). Ces considérations doivent d'ailleurs trouver leur accomplissement dans un essai, Le Fascisme en France, qui doit pouvoir éviter que la France ait à connaître la même captation fasciste des forces de contestation et des courants de révolte qui parcourent le peuple.


Seulement, Bataille le voit, par ce qui se passe autour de lui, par ce qui se passe dans les autres pays européens, qu'il visite, il est trop tard pour écrire un tel essai : les dés sont jetés. L'affaire pliée. Le fascisme est là, installé dans toute l'Europe, et une nouvelle guerre prête à éclater. Espagne, Italie, Allemagne, Autriche, il a vu, partout, des peuples en ordre de marche. Il sombre. Il n'est plus question de penser, il se laisse prendre, comme au début des années 20, par un vague de désespoir cynique qui le prive de tout projet, donc de toute volonté, et de toute raison de croire encore en la possibilité de lutter. Il va donc être conduit, encore, à brûler sa vie par les deux bouts, dans les bordels, dans la boisson, dans le jeu. Il ne sort plus de cette agitation, de cette nuit sans fin.
La littérature chez lui n'est pas un « louable souci de faire des phrases » : la littérature est une manière pour lui de maintenir une agitation vaine, sans issue, sans réponse. Le projet d'un essai sur le fascisme s'est transformé en un récit désespéré qui à l'analyse substitut la description pure, le récit non de sa vie, mais de son tourment. Il ne s'agit plus d'essayer de changer la donne ; il s'agit maintenant de faire avec ce qu'on a, et d'affronter le destin comme il est. La littérature n'est pas un moyen pour lui de s'échapper, de fantasmer une fin heureuse, ou une vie héroïque et exaltée qui, quoi qu'il advienne, puisse lui donner l'illusion d'avoir le bon rôle. Ou d'en sortir grandi. Il écrit LE BLEU DU CIEL en un mois pour se mettre le nez dedans. Il n'y a pas d'autres manière de dire la chose.


Pourtant, ce livre, qui est le livre d'un désespoir, le livre d'un abîme dont on touche le fond, lui donnera de nouvelles forces, pour tenter L'IMPOSSIBLE avoir y avoir succombé, un impossible tout pratique celui-là, un impossible tout politique : il ne pourra pas se résigner comme il avait commencé à le faire, il ne pourra pas se contenter de subir la situation dans le sentiment coupable de son impuissance. Il le sait, il lui faudra lutter, quand vient même cette lutte serait vaine, pure gloriole. Il le dit, à demi-mots, dans son écriture. Il en appelle à un océan d'homme soulevés (océan, mer, vieilles métaphores pour l'inconscient) et, aux enfants enrégimentés qui paradent sous la pluie en Allemagne, il en appelle à ces autres enfants, paradoxalement « rangés en bataille » (sont-ils rangés ? Sont-ils en bataille, donc en désordre ? Ou alors, peut-être : en Bataille?), ces enfants aux consonnances Nietzschéennes qui, loin de toutes les patries, doivent nous faire conquérir les contrées du libre jeu, des forces pulsionnelles exaltées par d'autres mythes, des mythes libérateurs destructeurs de toute hiérarchie et de tout pouvoir. Mais avant que ces luttes prennent la forme du Collège de Sociologie et d'Acéphale, elles prendront la forme, en 1935, de Contre-Attaque, l'union de tous les intellectuels contre le fascisme.


Alors ? Et l'expérience intérieure là dedans ?
Elle n'y est pas. L'expérience intérieure est un concept tardif qui devra attendre. Pendant toutes ces années, il n'y est pas question. L'expérience intérieure est la notion par laquelle, au cours d'une guerre à laquelle il ne prendra pas part, qui le laissera libre, seul et morose, il ressaisira toute son expérience passée en la lisant sous l'angle du mysticisme. Il devra attendre pour cela la mort de Colette Peignot ; elle écrivait en effet, de son côté, sur le sacré, et c'est en lisant les papiers de la défunte que Bataille comprendra que c'était là le concept qui lui manquait pour bien comprendre sa propre pensée. Il devra attendre sa rencontre, tardive aussi (en 1941), avec Maurice Blanchot, et les nombreuses réunions qu'ils auront autour de ce problème, pour qu'il puisse l'exprimer avec toute l'acuité qu'on lui connaît. Tout cela s'échelonne de 1939, année de son abandon des affaires politiques, à 1945, fin de la guerre. Une fois la guerre fini, il se désintéressera de tout ça : Pierre Prévost, le rencontrant, lui demandera des nouvelles de l'expérience intérieure. Des conclusions qu'il a atteint. Bataille, riant, esquissant un geste de la main, lui dira que tout ça est abandonné, qu'il est passé à autre chose. On aurait tord de faire de cette notion, de cette pratique, la grille d'interprétation unique de l’œuvre de Bataille. Elle a été le faîte, le point central et culminant de sa pensée, structurant pendant un temps le reste des notions bataillennes autour d'elle, mais elle est revenue au second plan après, concept subalterne au service d'une autre notion, présente dès le début, mais qui prendra toute son importance après guerre : la souveraineté. Avant la souveraineté, avant l'expérience intérieure, cette relecture mystique de sa vie passée, qu'y avait-il ? L'agitation politique, l'existence sociale, le désœuvrement souterrain d'une des plus formidables machines à penser de ce début de XX siècle.

FanzineleChancr
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le 3 mars 2013

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Loci Incerti

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