Le Cercle
6.9
Le Cercle

livre de Dave Eggers (2013)

La dictature de la bienveillance

« Le Cercle » a quelque chose d’assez fascinant dans le sens où le monde qu’il décrit, sorte de dystopie placée dans un futur très proche, ne dispose pas d’une technologie franchement plus avancée que la nôtre. À l’exception de quelques appareils (nécessaires à la complétion de l’intrigue, néanmoins), les systèmes décrits dans le livre sont déjà largement maîtrisés ou en phase de l’être de nos jours, ce qui rend le propos de l’ouvrage encore plus terrifiant.


Peu après avoir terminé le livre, j’ai appris l’existence d’une adaptation cinématographique avec Tom Hanks et Emma Watson, visiblement passablement ratée… si vous avez, hélas, subi ce calvaire, je vous enjoins néanmoins à tenter d’en faire outre, car le livre vaut vraiment le détour.
Mae Holland, diplômée d’une université américaine de l’Ivy League, rejoint le "Cercle", sorte de mélange de Google, Facebook et PayPal qui jouit désormais d’une très avantageuse position de monopole dans le marché d’Internet et des nouvelles technologies. Mae déménage dans la région de la baie de San Francisco – the place to be – où elle ne tarde pas à découvrir le gigantesque et ultramoderne campus du Cercle et à faire connaissance avec ses futurs collègues.


Le roman, qui décrit la progression inexorable de la société éponyme, commence par décrire le cadre faussement idyllique du campus de la grande entreprise, d’une manière typiquement américaine mais qui fait encore, malheureusement, probablement rêver pas mal de diplômés de grandes écoles françaises : connectivité maximale, grands espaces de repos, restaurants gratuits, services aux employés (salles de sports, dortoirs, pharmacies…) ; bref, un espace entièrement dédié à la productivité et au bien-être de ses petites mains, qui en devient très aseptisé et se pare des atours d’une cage dorée.


Suivant ensuite une progression logique, l’auteur, Dave Eggers, décrit une à une les innovations technologiques de son entreprise fictive, le Cercle, et la manière dont elles mettent fin, tout simplement, au concept de vie privée et limitent les libertés individuelles. Là où le livre se démarque de l’ensemble des ouvrages de "science-fiction" qui ont traité ou traitent du même sujet, c’est dans sa capacité à proposer une vision tout à fait plausible et envisageable de ce qui pourrait être le futur. Lorsque de nombreux romans font le récit de sociétés dystopiques déjà bien en place, le livre d’Eggers montre le cheminement vers cet état d’asservissement – volontaire – qui menace le monde occidental déjà régi en bonne partie par la technologie.


En effet : d’une invention à la suivante, la progression est logique, implacable, et l’empressement des masses à accepter ses avantages immédiats, au prix d’un peu moins de liberté et de vie privé, est tout à fait crédible. Un exemple : l’une des clés du roman repose sur le postulat d’un choix de "transparence" fait par certains politiciens, qui s’engagent à porter une caméra (de type GoPro, par exemple) sur eux, en permanence, reliée à un service de streaming en direct que chaque internaute peut consulter. Ainsi, n’importe qui connecté à Internet peut se connecter et surveiller les agissements de ces politiciens, qui entendent ainsi démontrer qu’ils sont "clairs" et n’ont rien à cacher. L’effet boule de neige est immédiat : ceux qui refusent la transparence sont alors assurés d’être des escrocs, et l’on arrive bien vite à un paysage politique entièrement accessible en direct.


Alors, certes, de telles caméras n’existent heureusement pas de nos jours, mais avec le ras-le-bol généralisé des populations occidentales (en particulier) envers les politiciens de carrière et la tendance de nombreux hommes et femmes de pouvoir à promouvoir plus de "moralisation" et de "transparence" de la vie politique, croyez-vous que le public rejetterait une telle idée si elle était proposée demain par Google ?


Ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux sociaux, Google, Facebook, la manière dont nous sommes de plus en plus connectés et dépendants d’Internet pour nous informer (Facebook est le premier "journal" au monde), est un phénomène bien trop récent pour avoir été traité dans la littérature de fiction par le passé. Il est, de toute façon, notoirement impossible de prédire l’évolution technologique de manière satisfaisante. « Le Cercle » est, à ma connaissance, l’un des premiers livres à s’attaquer frontalement au sujet, ce qu’il fait avec une vision d’ensemble extraordinaire.


On pourra déplorer la faiblesse de la forme ; le style de l’auteur n’est pas toujours très subtil, mais le roman s’inscrit dans la lignée des œuvres dont, au final, seul compte le fond. Après tout, on vit dans un monde où le PDG du plus grand moteur de recherche du monde a déclaré à plusieurs reprises que la notion de vie privée ne devrait pas exister. "Privacy is theft" est l’une des devises du livre…


Outre l’escalade des mesures censées faciliter la vie des utilisateurs et qui mènent à la situation finale du roman, il y a tout un pan de l’œuvre que je trouve presque plus fascinant et terrifiant à la fois, c’est son aspect "social" poussé à l’extrême. Dans le livre, la compagnie pour laquelle travaille Mae Holland dispose d’un réseau social (façon Facebook) très développé, et incite (très) vivement ses employés à y participer activement. Entre autres joyeusetés, les photos et publications des utilisateurs sont scannées par des algorithmes pour dégager des tendances et des centres d’intérêt (et inscrire lesdits utilisateurs sur des groupes et mailing-lists consacrées à leurs hobbies favoris), et la participation de chacun est mesurée et récompensée par un "rang" parmi tous les employés de l’entreprise.


Là où les choses deviennent intéressantes, c’est que si vous avez le malheur de ne pas être très actif, votre chef d’équipe vous demande, très inquiet, si vous n’allez pas bien (non, c’est juste un oubli passager). Si vous avez par erreur omis de répondre au (forcément très pertinent) commentaire d’un autre internaute sur votre publication, vous encourez le risque de froisser irréversiblement la personne (et vous ne voulez pas ça, n’est-ce pas ? vous n’êtes pas un connard). Et que dire d’un refus de réciprocité dans les échanges de contact, voire – ultime horreur – le manque de partage des choses que vous aimez et qui vous rendent heureux ? Vous ne voudriez pas priver vos fidèles followers d’un truc potentiellement génial !


Si le dernier paragraphe vous rappelle un célèbre site francophone de partage culturel fonctionnant sur le principe du "bouche à oreille", vous n’êtes peut-être pas encore perdu.

Aramis
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le 14 août 2017

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Aramis

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