La fausse résurrection de Sherlock Holmes, ou Comment se payer la fiole du public.

Le Chien des Baskerville est la meilleure aventure de Sherlock Holmes et du Docteur Watson. Voilà, c'est dit. Elle est également la meilleure preuve que mon cher homonyme le Dr Doyle était un vieux briscard qui savait parfaitement jouer avec les attentes de son public, avec les codes de la narration, et qu'il accordait plus d'importance à son Grand Détective qu'il ne voulait bien l'admettre par ailleurs.
Pourquoi ça? Je vous explique.


Nous sommes en 1901. Sherlock Holmes est mort voilà huit ans, face à son ennemi de toujours (qui a en fait été inventé spécialement pour l'occasion par Doyle, et ne sera mentionné qu'à deux autres reprises dans les 34 histoires qui suivront Le Dernier Problème), aux Chutes de Reichenbach, après un pugilat qui rappelle, dans une certaine mesure, le duel entre Sylvester Stallone et Dolph Lundgren à la fin de Rocky 4.
Malheureusement, cet acte qui aurait dû débarrasser le bon docteur Doyle (et, par la même occasion, le docteur Watson) de la charge que représentait le détective n'a pas eu l'effet escompté. Mais lors pas du tout. Le public (on dirait aujourd'hui la fanbase) des aventures était déjà immense à l'époque, et on voit des centaines d'admirateurs envoyer des lettres implorantes ou scandalisées, demandant le retour du Grand Détective. Certains sont même allés jusqu'à porter le deuil!


En 1901, la pression est à son comble. Doyle sait sans doute déjà qu'il sera bientôt anobli par Édouard VII, et pas grâce à ses compétences d'ophtalmologiste, apparemment très limitées. Ses romans non-populaires n'ont pas le succès escompté, et il a eu des dépenses qui le poussent lentement mais sûrement vers la disette. Il n'a pas le choix: il doit faire un gros coup littéraire pour renflouer les caisses de la maison familiale. Il doit ressusciter Sherlock Holmes.


Un retour à la vie de son enfant le plus célèbre ne l'enchante guère, ce cher Arthur. Alors il décide de s'amuser un peu, histoire de bien montrer qui est le patron. D'abord, il ne va pas sortir un recueil de nouvelles, comme d'habitude, mais un court roman -le plus court des quatre romans holmésiens-. Ensuite, il ne va pas à proprement parler ressusciter Holmes: il place ce roman hors de la chronologie, à une époque où Holmes et Watson vivent déjà ensemble (donc probablement vers le début de leur collaboration, puisqu'il ne mentionne pas non plus Moriarty, ni aucun des deux mariages de Watson). En outre, il va volontairement effacer Holmes de l'histoire: prétextant un agenda trop chargé, le détective envoie Watson tout seul surveiller le Manoir Baskerville tout en restant lui-même à Londres (enfin, c'est ce que l'on croit au début). Enfin, il va confronter Holmes, pour la première fois, à un péril apparemment folklorique et surnaturel.


Arthur Conan Doyle a donc, au lieu de ressusciter Holmes dans un recueil de nouvelles, produit un roman se passant entièrement dans la campagne perdue et gothique du Dartmoor, au personnage principal quasiment absent, avec des relents de malédiction familiale et une fin en demi-teinte, où Holmes n'est pas celui qui punit le criminel. Et ça a marché.


Et vous le pire dans tout ça? Il fera poireauter le public encore un an avant d'expliquer la survie de Holmes et de relancer trois cycles de nouvelles et un roman qui lui assureront célébrité et prospérité jusqu'à sa mort.


Cet homme est un génie de la communication.

Ruhenheim
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 25 août 2015

Critique lue 895 fois

4 j'aime

Ruhenheim

Écrit par

Critique lue 895 fois

4

D'autres avis sur Le Chien des Baskerville

Le Chien des Baskerville
amjj88
8

Bon thriller et charme de l'ambiance Victorienne

Ah, quel plaisir de relire ce livre. Je trouve toujours rafraîchissant de faire un retour aux racines des romans à suspens. C'est une alternative plutôt coquette aux meurtres machiavéliques et...

le 16 mai 2013

11 j'aime

Le Chien des Baskerville
hillson
3

le caniche de la lande foireuse, ç'aurait sonné plus juste

Sherlock Holmes est-il un personnage détestable ? Est-il un héros dont la courbe d'inintérêt est exactement identique à celle de sa notoriété ? Si ces questions ont du sens, je vous remercie...

le 21 août 2013

6 j'aime

Le Chien des Baskerville
Parkko
4

Un livre culte pour un récit assez pauvre

Je l'avais lu adolescent et je n'en gardais pas un souvenir fou, pourtant je me rappelais assez bien de l'intrigue, de son déroulement et de sa résolution. J'ai décidé de le relire pour voir...

le 4 mars 2019

5 j'aime

1

Du même critique

Le Choc des Titans
Ruhenheim
2

La théorie du concombre

Il y a peu, je discutais avec ma chère et tendre de la bonne manière de préparer une salade composée. Vous me direz "On s'en fout" mais attendez, le contexte est important. J'avais décidé de déroger...

le 12 avr. 2015

37 j'aime

16

Merci pour ce moment
Ruhenheim
1

Franchement, de rien.

Oui, je viens de lire les quatre premières pages de "Merci pour ce moment" de Valérie Trierweiler, moi qui suis profondément apolitique. Oui, je l'ai téléchargé illégalement, sur un site français...

le 24 sept. 2014

34 j'aime

7

L'Arrivée d'un train à La Ciotat
Ruhenheim
5

Théorie de l'hipstocrisie, ou Pourquoi ne pas noter un film

Je voudrais dire à tous ceux qui ont noté ce film qu'ils sont des grosses buses. Sans méchanceté hein, mais bon, les gars, on est entre nous, vous pouvez arrêter de faire semblant. L'arrivée d'un...

le 16 juil. 2016

30 j'aime

8