Une lecture de circonstance dans une Europe agitée sur son propre territoire par le spectre des guerres, que d'aucuns pensaient lointaines et révolues. À l'heure où la Russie avance ses pions dans un Est Ukrainien dont on peine à deviner les destinées proches, qu'il s'agisse des jeunes « Républiques » séparatistes du Donbass, des assauts répétés sur Kharkiv, Marioupol et la bordure méridionale du pays, les velléités d'ingérence russe d'ordre général sur son ancien « grenier à blé », le moindre mal qu'un citoyen consciencieux puisse s'infliger est de se replonger dans une histoire récente dont il tirera, non pas les clés d'un avenir qu'une « guerre d'information » rend difficilement lisible, mais une vision plus approfondie des trajectoires politiques d'une Russie replacée dans le temps long.


En matière d'histoire soviétique, Nicolas Werth, l'auteur de ce très synthétique Cimetière de l'espérance propose une lecture claire et exigeante, aux antipodes de l'actuelle compote idéologique sensée traduire la politique mémorielle du Kremlin. Symptomatique d'un régime enfermé dans la nostalgie de ses grandes heures, la « thérapie culturelle » (A. Duparc, 2018) qui travaille aujourd'hui la Russie de Poutine a de quoi inquiéter, multipliant à l'envie des trains interminables de blockbusters patriotiques ou de torchons ineptes sur les héros, martyrs et saints de la grande Russie des Riourikides, des Romanov et du Komintern. Jeune attaché culturel à l'ambassade de France durant la Perestroïka des années 1980, actuellement directeur de recherche à l'Institut d'Histoire du Temps Présent, Nicolas Werth est de cette génération d'historiens qui a vu et profité de l'ouverture des archives de l'URSS à partir de sa dissolution en 1991, pour renouveler en profondeur son historiographie. Il est de ceux qui ont fertilisé les champs semés par les Soljenitsyne, les Guinzbourg, les Chalamov dont les témoignages édifiants avaient déjà, à leur époque, jeté de gros pavés dans la marre des opinions occidentales. Cette profonde désillusion venue éteindre la « lueur à l'Est » est aujourd'hui cautionnée par des données si éclectiques qu'elles permettent peu ou prou de jeter une lumière nouvelle sur tous les pans de la vie sociale, politique, économique de la Russie soviétique. Des rapports de police politique sur les fermes kolkhoziennes, aux archives du Goulag, le fonds Dzerjinski, en passant par les documents écartés des Oeuvres Complètes de Lénine, les Mémoires d'Anastase Mikoïan, la richesse des sources restées longtemps inaccessibles aux historiens semble une manne presque inépuisable. Les événements qui ont jalonné la triste aventure communiste s'y redessinent bien souvent avec une horreur qui dépasse largement celle qu'ils inspiraient déjà au temps des mea culpa post-staliniens. La grande purge des années 1937-38 est un exemple parmi tant d'autres, qui dormait paisiblement dans le gigantesque angle mort des « Procès de Moscou ».


Bien que l'ouvrage soit une compilation d'articles parus entre 1981 et 2018, suivant un plan chronologique classique, l'ensemble est organisé sur trois axes principaux qu'on ne peine jamais à distinguer : les désillusions de la communauté politique, la nature profondément violente et répressive du régime soviétique, et les causes et manifestations de sa chute. Le haut degré de vulgarisation permet une lecture fluide et accessible à quiconque s'intéresse au sujet.

Pastoure
9
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le 29 juin 2022

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