En France, la peine de mort a été abolie depuis 1981, mais d'après un sondage d'Ipsos publié tout récemment, 55 % de nos concitoyens seraient à présent favorables à son rétablissement, ce qui conforte une tendance à la hausse observée depuis déjà plusieurs années.


Face à la recrudescence des discours prônant les soi-disant vertus de ce funeste châtiment, il peut être utile de se replonger dans l'oeuvre de Victor Hugo, éminente figure de la IIIème République et sans conteste l'un des plus grands écrivains de la littérature française. Compte tenu de ses engagements politiques et de l'importance de son œuvre, inscrite dans le marbre tel un pan de notre culture et de notre patrimoine national, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une place lui ait été accordé au Panthéon
Pourtant, si tout le monde a entendu parler de "Notre-Dame de Paris" ou bien des "Misérables", rares sont ceux qui ont réellement pris le temps de se pencher sur l'oeuvre du maître.


Pour les personnes d’avance découragées à l'idée de s'attaquer aux plus de 2000 pages du récit romanesque ayant donné naissance à la chanson de Gavroche, rappelons qu'il existe bien d'autres portes d'entrées, comme la poésie ("Les Châtiments", "La Légende des Siècles"), le théâtre ("Hernani", "Cromwell") ou bien l'apologue, avec "Le Dernier jour d'un condamné".
Ce livre est suffisamment court et accessible pour être lu d'une traite, mais n'en reste pas moins emblématique de l'oeuvre de Victor Hugo puisqu'il cristallise ses convictions sur les institutions judiciaires, la prison et la peine de mort. On peut aisément le considérer comme un « roman à thèse » dans la mesure où la réflexion et l'argumentation développées par l'auteur priment sur l'histoire. Cette dernière n'a bien sûr rien d'anecdotique dans la mesure où c'est elle qui vient donner corps à ce réquisitoire incisif contre une « justice » prête à verser le sang.


Dans la diégèse de l'oeuvre, le livre est un journal écrit par un condamné à mort durant le dernier jour qu'il lui reste avant d'être exécuté, d'où le titre. À travers ces lignes, celui qui est d'ores et déjà exclu du monde des vivants relate ses souvenirs et fait part de ses angoisses. Outre le témoignage brut lié aux souffrances quotidiennes qu'il endure et à ses conditions d'incarcération, il nous expose avant tout sa détresse morale, que rien ne saurait apaiser avant que le couperet tombe.
Il est à noter que le lecteur ne connaît pas le nom du condamné, ni même précisément ce pour quoi il a été accusé, excepté ceci : « Moi, misérable qui ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang ! ». L'individu coupable de meurtre est donc sommé d'être à son tour assassiné, selon une archaïque loi du talion aussi impuissante et inefficace que cruelle et mortifère. Via ce récit universaliste, Victor Hugo entend montrer l'étendue des vicissitudes liées à la peine capitale et l'hypocrisie de ses défenseurs.


L'incipit permet d'entrer directement dans le vif du sujet : « Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence. ». Via des images iconiques qui s'impriment d'autant mieux dans notre esprit qu'elles sont convoquées par les mots sans pareils de l'écrivain et stimulées par notre imagination, l'auteur nous interpelle et nous refuse le choix de l'indifférence.


Son discours déguisé sous forme de récit est brillamment écrit dans la mesure où il repose autant sur l'art de convaincre, via des arguments parfaitement ciselés et illustrés par la situation dépeinte à défaut d'être directement énoncés, que celui de nous ébranler, grâce à une forme d'expression lyrique caractéristique d'un romantisme vecteur d'émotions et diverses métaphores venues souligner l’atrocité de la mise à mort à venir. Le procès du futur condamné s'accompagne d'une nuée de spectateurs assimilables à « des corbeaux autour d'un cadavre ».
Ce qui devrait relever de la justice est ainsi érigé en divertissement morbide, ce que Victor Hugo soulignait déjà dans la préface de son livre : « Nous nions que le spectacle des supplices produise l'effet qu'on en attend. Loin d'édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. ».


La fatigue des jurés témoigne en outre de l'écrasante responsabilité qu'induit la sentence de mort, avec des conséquences irréversibles si un innocent venait à être tué, ce que met d'ailleurs parfaitement en exergue le film "Douze Hommes en colère" avec l’acteur Henry Fonda, huis clos au sein duquel un jury populaire doit délibérer du sort d'un jeune homme accusé de parricide. Ce point a également été abordé par le Garde des Sceaux Robert Badinter lors de son discours de 1981 face à l'Assemblée Nationale : « Douze personnes dans une démocratie qui ont le droit de dire : celui-là doit vivre, celui-là doit mourir ! Je le dis : cette conception de la justice ne peut être celle des pays de liberté ».
De plus, la vigilance épistémique est malheureusement une nécessité que bien des personnes laissent de côté une fois sous l'emprise des passions et des affects que certains crimes peuvent générer, d'où une promptitude à condamner, avec des conséquences potentiellement délétères. Le magicien Gandalf ne s'y est pas trompé en réagissant face aux opinions tranchées du hobbit Frodon dans "Le Seigneur des Anneaux" : « Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort, et les morts qui mériteraient la vie. Pouvez-vous la leur rendre Frodon ? Alors ne soyez pas trop prompt à dispenser morts et jugements. Même les grands sages ne peuvent connaître toutes les fins. ». Décider de qui doit vivre ou mourir nécessite donc une sagesse et une omniscience dont personne ne peut se targuer.


Ajoutons à cela que dans l’oeuvre d’Hugo, la réaction de l'accusé face à la perspective des travaux forcés, mise en parallèle avec celle de la peine de mort, qu'il est totalement incapable de se représenter, malgré ses implications, démonte l'hypothèse pour le moins hasardeuse selon laquelle la peine capitale aurait une quelconque fonction dissuasive, point que Robert Badinter n'a pas manqué non plus d'évoquer : « Ceux qui croient à la valeur dissuasive de la peine de mort méconnaissent la vérité humaine. La passion criminelle n'est pas plus arrêtée par la peur de la mort que d'autres passions ne le sont qui, celles-là, sont nobles. ».
Mais lorsqu'une institution censée appliquer la justice entend laver le sang par le sang, force est de constater qu'elle n'est plus à une contradiction près.


Au-delà des apories inhérentes à ce qui revient en vérité à faire œuvre de barbarie, l'écrivain excelle tout particulièrement à nous faire intérioriser les sourdes angoisses d'un individu désormais confronté à l'irrémédiable. Comme ce dernier l'indique, « les hommes sont tous condamnés à mort avec des sursis indéfinis » et aucun d'entre nous ne saurait échapper à cette funeste issue. Nous pouvons dans une moindre mesure nous identifier à son sort.
Toutefois, être conscient de sa propre finalité et se voir isolé du monde des vivants sont deux expériences très différentes. La seconde est extrêmement traumatisante dans la mesure où elle implique la négation conscientisée du droit de vie d'un individu portant la marque de l'infamie par l'ensemble de la société : « Se sont-ils seulement arrêtés à cette idée poignante que dans l'homme qu'ils retranchent, il y a une intelligence ; une intelligence qui avait compté sur la vie, une âme qui ne s'est point disposée pour la mort ? ».


Pour le condamné sur le point de passer de vie à trépas, le maigre sursis dont il dispose, dans la certitude de voir sa fin advenir, renvoie à l'infernale situation vécue par le protagoniste du "Puits et du Pendule" d'Edgar Allan Poe. Dans cette nouvelle, ce dernier est attaché, allongé sur le dos. Une grande lame aiguisée se balance tel un pendule au-dessus de lui et se rapproche inexorablement de sa poitrine, sans qu'il ne puisse se dégager.
En ce qui concerne le futur exécuté, c'est le temps qui fait office de balancier et il ne lui reste plus qu'à sombrer dans l'abîme du désespoir : « Ils disent que ce n'est rien, qu'on ne souffre pas, que c'est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée. Eh ! Qu'est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour ? Qu'est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s'écoule si lentement et si vite ? Qu'est-ce que cette échelle de torture qui aboutit à l'échafaud ? ». La sentence de mort s'apparente alors à un déni d'humanité.


D'aucuns seraient tentés de répliquer que l'assassin a été le premier à refuser à sa victime le droit de vivre. Pour autant, à l'instar de Victor Hugo, Robert Badinter ou encore Jean Jaurès, je ne crois pas que cet argument puisse cautionner qu'une société dite civilisée s'abaisse au même degré d’ignominie qu'un meurtre commis de sang froid. Des conditions d'incarcération insoutenables, la pratique de la torture et la mise à mort contreviennent aux droits humains fondamentaux, et ces derniers s'appliquent à tous.
Introduire pour les crimes les plus abjects une exception serait une manière de retrancher certains individus de l'humanité en tant qu'entité et reviendrait en vérité à cautionner l'état d'exception. Pour citer encore une fois Badinter : « Utiliser contre les terroristes la peine de mort, c'est, pour une démocratie, faire sienne les valeurs de ces derniers. ».


Je ne saurais que trop vous recommander la lecture du "Dernier jour d'un condamné", ainsi que celle de "Claude Gueux" du même auteur, livre au travers duquel il développe également sa pensée abolitionniste tout en soulignant l'impérieuse nécessité d'ouvrir l'accès à l'éducation : « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. ».
Par ailleurs, n'hésitez pas à jeter un œil au long-métrage "L'Abolition", avec Charles Berling qui interprète Robert Badinter lors de ses années au barreau. Bonne lecture et bon visionnage.

Wheatley
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le 17 sept. 2020

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