Le féminisme est l'un des sujets les plus passionnants et les plus controversés qui soient. Passionnant car en perpétuelle évolution, fruit d'une déjà longue histoire mais encore plein de zones d'ombre et de perspectives. Controversé car il existe plusieurs sortes de féminisme. Au moins deux : celui qui affirme que les hommes et les femmes sont par essence différents mais complémentaires, et défend un rééquilibrage en faveur du féminin dans une société acquise au patriarcat - c'est celui de mon père ; et celui qui affirme qu'il n'existe pas de différence innée entre hommes et femmes, que tout cela est pure construction sociale - c'est celui de mes filles. En simplifiant, les premiers prônent l'équité, les seconds l'égalité.

A mes yeux, la vérité réside en partie dans chacune des thèses : les différences sont pour une part innée pour une part acquise. Tout, ensuite, est une question de curseur : conditionnée par sa physiologie dans quelle proportion ?... Chacun se positionnera.

Simone de Beauvoir se situe également entre ces deux pôles. Dans le tome I du Deuxième sexe elle recensait les différences physiologiques entre l’homme et la femme, en considérant que celles-ci avaient inévitablement un impact sur leurs comportements respectifs. Elle expliquait en quoi l'homme était porté à la transcendance (s'extraire de sa condition, transformer le réel, c'est le principe actif) et la femme à l'immanence (ne pas faire mais être, consentir au réel, c'est le principe passif). Ce que les Orientaux nomment yin/yang. Mais elle précisait immédiatement que ces données de départ ne sont pas une fatalité : c'est ce que la société en fait qui déterminera réellement les conditions de vie de l'homme comme de la femme. Autrement dit : il n'y a aucune fatalité. L'existentialisme appliqué au féminisme.

Dans ce tome II, elle poursuit son exploration. D’une façon un peu différente : les citations d’auteurs divers abondent, à un degré, ai-je trouvé, un peu abusif. D’où les plus de 650 pages, qu’il faut digérer... En voici une synthèse possible.

Formation

Il s'agit dans cette partie d'examiner la condition féminine suivant les âges de la vie.

Dans l'enfance, SdB repart de l'idée freudienne selon laquelle la petite fille souffrirait de l'absence de pénis. Page 26 :

Le grand privilège que le garçon en tire c'est que, doué d'un organe qui se laisse voir et saisir, il peut au moins partiellement s'y aliéner.

La fillette s'empare alors d’un substitut :

La petite fille cependant ne peut s'incarner dans aucune partie d'elle-même. En compensation on lui met entre les mains, afin qu'il remplisse auprès d'elle le rôle d'alter ego, un objet étranger : une poupée.
La grande différence c'est que, d'une part, la poupée représente le corps dans sa totalité et que, d'autre part, elle est une chose passive. Par là, la fillette sera encouragée à s'aliéner dans sa personne tout entière et à considérer celle-ci comme une chose inerte.

Le pénis sert aussi à uriner... Page 21 :

Cette différence est pour la fillette la différenciation sexuelle la plus frappante. Pour uriner, elle doit s'accroupir, se dénuder et partant se cacher : c'est une servitude honteuse et incommode.

Le pénis permet de projeter l'urine loin, ce qui n'est pas neutre par rapport à l'idée de transcendance. Mais, immédiatement, SdB précise : si le pénis est perçu comme un attribut qui suscite l'envie, ce n'est pas en soi mais parce qu'il est le symbole d'une société où règne le mâle.

Après l'enfance, l'adolescence. La puberté est décrite comme plus perturbante encore pour la fille que pour le garçon. Page 104, SdB s'attarde sur la tendance à la rêverie des jeunes filles. :

C'est faute d'avoir prise sur le monde qu'elle sombre si souvent dans la niaiserie ; si elle devait agir il lui faudrait y voir clair ; tandis qu'elle peut attendre au milieu du brouillard. Le jeune homme rêve lui aussi : il rêve surtout d'aventure où il joue un rôle actif. La jeune fille préfère à l'aventure le merveilleux ; elle répand sur choses et gens une incertaine lumière magique. L'idée de magie, c'est celle d'une force passive ; parce qu'elle est vouée à la passivité alors que pourtant elle souhaite le pouvoir, il faut que l'adolescente croie à la magie : à celle de son corps qui réduira les hommes sous son joug, à celle de la destinée en général qui la comblera sans qu'elle ait rien à faire. Quant au monde réel, elle essaie de l'oublier.

SdB interroge ensuite le narcissisme des adolescentes, vous savez, ce qui fait qu'une jeune fille sur deux d'aujourd'hui, dans le métro, consulte sur son téléphone des vidéos qui lui expliquent comment être plus belle... Ce narcissisme peut passer par l'adoration de l'homme. Page 115 :

Ainsi le narcissisme conduit au masochisme (...) : plus autrui est puissant, plus le moi a de richesses et de pouvoirs ; (...) s'anéantir devant autrui, c'est réaliser autrui à la fois en soi et pour soi ; en vérité ce rêve de néant est une orgueilleuse volonté d'être. (...) Beaucoup de jeunes filles s'entêtent longtemps à poursuivre leur rêve à travers le monde réel : elles cherchent un homme qui leur semble supérieur à tous les autres par sa position, son mérite, son intelligence ; elles le veulent plus âgé qu'elles, s'étant déjà taillé une place sur terre, jouissant d'autorité et de prestige ; la fortune, la célébrité, les fascinent : l'élu apparaît comme le Sujet absolu qui par son amour leur communiquera sa splendeur et sa nécessité.

SdB développera cette idée s'agissant des femmes adultes dans la partie Justifications, en évoquant la figure de l'amoureuse. Elle commence par rappeler, comme elle fait régulièrement tout au long de l'ouvrage, qu'elle n'essentialise pas la femme. Page 540 :

En vérité, ce n'est pas d'une loi de la nature qu'il s'agit. C'est la différence de leur situation [objet de la longue deuxième partie] qui se reflète dans la conception que l'homme et la femme se font de l'amour. L'individu qui est sujet, qui est soi-même, s'il a le goût généreux de la transcendance, s'efforce d'élargir sa prise sur le monde : il est ambitieux, il agit. Mais un être inessentiel ne peut découvrir l'absolu au coeur de sa subjectivité ; un être voué à l'immanence ne saurait se réaliser dans ses actes. Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain à qui il ne lui est pas permis de s'égaler, ce que rêvera la femme qui n'a pas étouffé sa revendication d'être humain, c'est de dépasser son être vers un de ces êtres supérieurs, c'est de s'unir, de se confondre avec le sujet souverain ; il n'y a pas pour elle d'autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu'on désigne comme l'absolu, comme l'essentiel.

Page 546, on voit comme le séducteur habile, en flattant la femme, achève de la conquérir :

C'est pourquoi les hommes doués d'un prestige social et habiles à flatter la vanité féminine susciteront des passions même s'ils n'ont aucune séduction physique. De par leur situation élevée, ils incarnent la Loi, la Vérité : leur conscience dévoile une vérité incontestée. La femme qu'ils louent se sent changée en un trésor sans prix.

C'est ainsi qu'un Gainsbourg à "tête de chou" put faire craquer "la plus belle femme du monde", Brigitte Bardot. Elle avait la beauté, elle voulait à travers le chanteur tout le reste : le génie, la singularité, l'audace. Je pense aussi au personnage de la femme du pharmacien Duval dans Le septième juré de Georges Lautner : elle ne veut qu'une chose, que son mari accède à un poste de maire ou de député. Dans Macbeth également, c'est pour le pouvoir de son mari que lady Macbeth se déchaîne en coulisse. Le jour où les femmes ne se sentiront plus frustrées d'un accès au pouvoir ou à la célébrité, peut-être cesseront-elles d'être attirées par les vieux politiciens ou les vedettes ? Processus en cours, mais loin d'être achevé...

Dans son exigence amoureuse, la femme est radicale nous dit SdB. Page 129 :

Elle se situe sur un plan d'intransigeance, d'exigence ; elle a le goût du définitif et de l'absolu : faute de disposer de l'avenir, elle veut atteindre l'éternel. (...) Cet impérialisme enfantin ne peut se rencontrer que chez un individu qui rêve son destin : le rêve abolit le temps et les obstacles, il a besoin de s'exaspérer pour compenser son peu de réalité ; quiconque a de véritables projets connaît une finitude qui est le gage de son pouvoir concret. La jeune fille veut tout recevoir parce qu'il n'y a rien qui dépende d'elle.

Toutes ces données vont se retrouver dans la sexualité. S'il y a un domaine où l'on ressent une différence fondamentale entre hommes et femmes c'est bien celui-là - les sexologues ne me contrediront probablement pas. Page 151 :

En fait, la situation privilégiée de l'homme vient de l'intégration de son rôle biologiquement agressif à sa fonction sociale de chef, de maître ; c'est à travers celle-ci que les différences physiologiques prennent tout leur sens. Parce que, dans ce monde, l'homme est souverain, il revendique comme signe de sa souveraineté la violence de ses désirs ; on dit d'un homme doué de grandes capacités érotiques qu'il est fort, qu'il est puissant ; épithètes qui le désignent comme une activité et une transcendance ; au contraire, la femme n'étant qu'un objet, on dira d'elle qu'elle est chaude ou froide, c'est-à-dire qu'elle ne pourra jamais manifester que des qualités passives.

Importance du vocabulaire... SdB revient à cette occasion sur la fameuse position dite "du missionnaire", où la femme est sous l'homme. Revient car elle l'avait qualifiée dans le tome I d'humiliante - et je n'avais guère était convaincu. Les arguments présentés ici portent davantage. Page 164 :

Comme presque toutes les femelles, elle est pendant le coït sous l'homme [faux : c'est la position en levrette qui domine dans le monde animal, non ?]. Adler a beaucoup insisté sur le sentiment d'infériorité qui en résulte. Dès l'enfance, les notions de supérieur et d'inférieur sont des plus importantes ; grimper aux arbres est un acte prestigieux ; le ciel est au-dessus de la terre, l'enfer dessous ; dans la lutte, la victoire appartient à qui fait toucher les épaules à son adversaire ; or, la femme est couchée sur le lit dans l'attitude de la défaite ; c'est pire encore si l'homme la chevauche comme une bête asservie aux rênes et aux mors [je suis bien d'accord]. En tout cas, elle se sent passive : elle est caressée, pénétrée, elle subit le coït tandis que l'homme se dépense activement.

On rétorquera que rien n'empêche la femme d'investir ce rôle actif. C'est la question que pose ce livre au lecteur d'aujourd'hui : oui, la femme peut aujourd'hui adopter toutes les attributions masculines, ou presque. Mais est-ce le bon choix, pour elle comme pour l'homme ? Et si cette différence n'était pas un handicap mais une richesse ? C'est en tout cas à quoi il faut aboutir.

Page suivante, Sdb poursuit sur les différences sexuelles :

Le sexe de l'homme est simple et propre comme un doigt ; (...) le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-même, caché tourmenté, muqueux, humide ; il saigne chaque mois, il est parfois souillé d'humeurs, il a une vie secrète et dangereuse. C'est en grande partie parce que la femme ne se reconnaît pas en lui qu'elle ne reconnaît pas comme sien les désirs. Ceux-ci s'expriment de manière honteuse. Tandis que l'homme "bande", la femme "mouille" ; il y a dans le mot même des souvenirs infantiles de lit mouillé, d'abandon coupable et involontaire au besoin urinaire ; l'homme a le même dégoût devant d'inconscientes pollutions nocturnes ; projeter un liquide, urine ou sperme, n'humilie pas : c'est une opération active ; mais il y a humiliation si le liquide s'échappe passivement car le corps n'est plus alors un organisme, muscles, sphincter, nerfs commandés par le cerveau et exprimant le sujet conscient mais un vase, un réceptacle fait de matière inerte et jouet de caprices mécaniques.
Le rut féminin, c'est la molle palpitation d'un coquillage ; tandis que l'homme a de l'impétuosité, la femme a de l'impatience ; son attente peut devenir ardente sans cesser d'être passive ; l'homme fond sur sa proie comme l'aigle et le milan ; elle guette comme la plante carnivore, le marécage où insectes et enfants s'enlisent ; elle est succion, ventouse, humeuse, elle est est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux : du moins est-ce ainsi que sourdement elle se sent.

Bigre ! Voilà qui fait froid dans le dos !

Bientôt vient le mariage. Pour la femme non émancipée, l'institution est le but suprême, celui qui permet d'acquérir une valeur, par procuration donc. Mais la réalité est bien moins excitante. Page 224 :

Puisque c'est lui [l'homme] qui est producteur, c'est lui qui dépasse l'intérêt de la famille vers celui de la société et qui lui ouvre un avenir en coopérant à l'édification de l'avenir collectif : c'est lui qui incarne la transcendance. La femme est vouée au maintien de l'espèce, c'est-à-dire à l'immanence. En vérité, toute existence humaine est transcendance et immanence à la fois ; pour se dépasser elle exige de se maintenir, pour s'élancer vers l'avenir il lui faut intégrer le passé et tout en communiquant avec autrui, elle doit se confirmer en soi-même. Ces deux moments sont impliqués en tout mouvement vivant : à l'homme, le mariage en permet précisément l'heureuse synthèse ; dans son métier, dans sa vie politique il connaît le changement, le progrès, il éprouve sa dispersion à travers le temps et l'univers ; et quand il est las de ce vagabondage, il fonde un foyer, il se fixe, il s'ancre dans le monde ; le soir, il se rassemble dans la maison où la femme veille sur les meubles et sur les enfants, sur le passé qu'elle emmagasine. Mais celle-ci n'a pas d'autre tâche que de maintenir et entretenir la vie dans sa pure et identique généralité ; (...) elle ne se dépasse vers la collectivité que par le truchement de l'époux.

Certes, ce schéma est largement daté. Daté, oui, mais pas totalement obsolète puisque certaines femmes parmi les plus émancipées et épanouies dans leur vie professionnelle (ma jeune soeur par exemple) continuent de se plaindre que l'essentiel des tâches du foyer repose sur elle... Le sujet est développé page 265-66 :

Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la nuit des armoires, c'est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d'un seul mouvement le temps crée et détruit ; la ménagère n'en saisit que l'aspect négateur. Son attitude est celle d'un manichéiste. Le propre du manichéisme n'est pas seulement de reconnaître deux principes, l'un bon, l'autre mauvais : mais de poser que le bien s'atteint pas l'abolition du mal et non par un mouvement positif. (...) Toute doctrine de la transcendance et de la liberté subordonne la défaite du mal au progrès vers le bien. Mais la femme n'est pas appelée à édifier un monde meilleur ; la maison, la chambre, le linge sale, le parquet sont des choses figées : elle ne peut qu'indéfiniment expulser les principes mauvais qui s'y glissent ; elle attaque la poussière, les taches, la boue, la crasse ; elle combat le péché, elle lutte avec Satan. Mais c'est un triste destin au lieu d'être tourné vers des buts positifs d'avoir à repousser sans répit un ennemi ; souvent la ménagère le subit dans la rage. (...) A ne voir dans la vie que promesse de décomposition, exigence d'un effort indéfini, elle perd toute joie de vivre (....).

S'il est bon que la femme goûte aux joies de la transcendance, il serait bon aussi pour l'homme d'expérimenter le caractère conservateur de l'existence à travers la "lutte ménagère". Là aussi, c'est en cours. Quelques pages plus loin, SdB continue à creuser le sujet des taches domestiques. Page 272 :

Mais ce qui rend ingrat le sort de la femme-servante, c'est la division du travail qui la voue tout entière au général et à l'inessentiel ; l'habitat, l'aliment sont utiles à la vie mais ne lui confèrent pas de sens : les buts immédiats de la ménagère ne sont que des moyens, non des fins véritables et en eux ne se reflètent que des projets anonymes. On comprend que pour se donner du coeur à l'ouvrage elle essaie d'y engager sa singularité et de revêtir d'une valeur absolue les résultats obtenus ; elle a ses rites, ses superstitions, elle tient à sa manière de disposer le couvert, de ranger le salon, de faire une reprise, de cuisiner un plat ; elle se persuade qu'à sa place personne ne pourrait réussir aussi bien un rôti ou un astiquage ; si le mari ou la fille veulent l'aider ou tenter de se passer d'elle, elle leur arrache des mains l'aiguille, le balai. "Tu n'es pas capable de recoudre un bouton".

On tient là une idée déjà formulée dans le tome I, à savoir que ce sont parfois les femmes elles-mêmes qui empêchent leur condition d'évoluer. Cf. toutes les femmes en Iran qui s'opposent à la liberté de porter ou non le voile.

Ce n'est pas encore fini car, pour faire bonne mesure, ce travail harassant ne suscite que peu de gratitude. Page 275 :

Mais comme le travail ménager s'épuise à maintenir un statu quo, le mari en rentrant chez lui remarque le désordre et la négligence mais il lui semble que l'ordre et la propreté vont de soi.

SdB précise ensuite que les dons culinaires génèrent des événements positifs et sont donc mieux valorisés. Pour cette raison, c'est peut-être le pré carré que les femmes traditionnelles sont le plus réticentes à partager. "Laisse-moi mes seules sources de satisfaction", semblent-elles protester.

Lorsque la femme devient mère, elle change de situation. C'est l'objet de la deuxième partie.

Situation

Pourquoi faire un enfant ? Pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Selon la psychiatre H. Deutsch, souvent citée par SdB, c'est par la maternité que la femme s'accomplit totalement. A une condition toutefois :

(...) qu'elle soit librement assumée et sincèrement voulue ; il faut que la jeune femme soit dans une situation psychologique, morale et matérielle qui lui permettent d'en supporter la charge ; sinon les conséquences en seront désastreuses. En particulier, il est criminel de conseiller l'enfant comme remède à des mélancoliques ou des névrosées ; c'est faire le malheur de la femme et de l'enfant. La femme équilibrée, saine, consciente de ses responsabilités est seule capable de devenir une "bonne mère".

Je passe sur le chapitre consacré aux prostituées pour aller directement à la vieillesse. Sdb plante d'emblée le décor page 450 :

L'histoire de la femme - du fait que celle-ci est encore enfermée dans ses fonctions de femelle - dépend beaucoup plus que celle de l'homme de son destin physiologique ; et la courbe de ce destin est plus heurtée, plus discontinue que la courbe masculine. Chaque période de la vie féminine est étale et monotone : mais les passages d'un stade à un autre sont d'une dangereuse brutalité ; ils se traduisent pas des crises beaucoup plus décisives que chez le mâle ; puberté, initiation sexuelle, ménopause. Tandis que celui-ci vieillit continûment, la femme est brusquement dépouillée de sa féminité ; c'est encore jeune qu'elle perd l'attrait érotique et la fécondité d'où elle tirait, aux yeux de la société et à ses propres yeux, la justification de son existence et ses chances de bonheur ; il lui reste à vivre, privée de tout avenir, environ la moitié de sa vie d'adulte.

Heureusement les temps ont un peu changé : bien des femmes s'épanouissent, parfois même plus qu'avant, après la ménopause, y compris sexuellement. Mais là encore, discours daté, certainement pas obsolète : la panne de désir qu'entraîne la ménopause est un sujet encore largement tabou, tant l'épanouissement sexuel est un diktat de notre société.

A ce point accablée par le sort qui lui échoue, la femme cherche un bouc émissaire. Elle a sous la main le mari. Page 490 :

C'est en lui que s'incarne l'univers masculin, c'est à travers lui que la société mâle a pris la femme en charge et l'a mystifiée ; il supporte le poids du monde et si les choses tournent mal, c'est de sa faute. (...) Elle nourrit souvent à son égard des griefs particuliers ; mais il est coupable avant tout d'être un homme ; il peut bien avoir lui aussi ses maladies, ses soucis : "Ce n'est pas la même chose" ; il détient un privilège qu'elle ressent constamment comme une injustice.

D'où la hargne globalisante des néoféministes à l'égard des fameux mâles blancs de plus de 50 ans (votre serviteur), coupables d'être ce qu'ils sont... ce qui est la définition du racisme ou du sexisme. Joli paradoxe. Les voilà d'avance démonétisés : s'ils n'ont plus droit à la parole, quelle que soit leur bonne volonté, c'est d'une part parce qu’aux yeux de ces militantes la société leur donne déjà suffisamment de pouvoir, d'autre part parce que dans leur situation ils ne peuvent pas comprendre les discriminés. Quoiqu'il en soit, on comprend les clichés associés aux maris et aux femmes : ceux-ci sont des "égoïstes" puisqu'ils se satisfont d'une situation qui leur est favorable, et celles-là des "chieuses" puisqu'elles ne cessent de se poser en victime et de récriminer...

Du mari au dieu il n'y a qu'un pas : SdB analyse le tropisme des femmes pour la religion. Page 511 :

La religion autorise chez la femme la complaisance à soi-même ; elle lui donne le guide, le père, l'amant, la divinité tutélaire dont elle a un besoin nostalgique ; elle alimente ses rêveries ; elle occupe ses heures vides. Mais surtout elle confirme l'ordre du monde, elle justifie la résignation en apportant l'espoir d'un avenir meilleur dans un monde asexué. C'est pourquoi les femmes sont encore aujourd'hui entre les mains de l'Eglise un si puissant atout ; c'est pourquoi l'Eglise est hostile à toute mesure susceptible de favoriser leur émancipation. Il faut une religion pour les femmes : il faut des femmes, de "vraies femmes" pour perpétuer la religion.

Dans le tome I, SdB rappelait que les forces "progressistes" de gauche s'opposèrent au vote des femmes car celles-ci étaient trop influencées par l'Eglise catholique : elles n'auraient pas "bien voté". Quand le calcul politicien l'emporte sur les convictions...

Justifications

Dans une troisième partie, beaucoup plus courte, SdB aborde le cas de trois archétypes féminins : la narcissiste, l'amoureuse, la mystique. De la première, on a déjà beaucoup parlé dans cette synthèse. Quant à l'amoureuse, comme la mystique, elle cherche quelqu'un à qui offrir sa valeur. Page 545 :

Il n'est pire amertume que de se sentir la fleur, le parfum, le trésor qu'aucun désir n'exige : qu'est-ce qu'une richesse qui ne m'enrichit pas moi-même et dont personne ne souhaite le don ? L'amour est le révélateur qui fait apparaître en traits positifs et clairs la terne image négative aussi vaine qu'un cliché blanc ; par lui le visage de la femme, les courbes de son corps, ses souvenirs d'enfance, ses anciennes larmes, ses robes, ses habitudes, son univers, tout ce qu'elle est, tout ce qui lui appartient échappe à la contingence et devient nécessaire : elle est un merveilleux cadeau au pied de l'autel de son dieu.

De là, on atteint un sujet fondamental : la différence entre homme et femme dans la façon de vivre le sentiment amoureux. Page 548 :

Elle [la femme] n'est jamais tout à fait comblée ; même si elle a connu l'apaisement du plaisir, elle n'est pas définitivement délivrée de l'envoûtement charnel ; son trouble se prolonge en sentiment ; en lui dispensant la volupté, l'homme l'attache à lui et ne la libère pas. Lui cependant n'éprouve plus pour elle de désir : elle ne lui pardonne cette indifférence d'un moment que s'il lui a dédié un sentiment intemporel et absolu. Alors l'immanence de l'instant est dépassée ; les brûlants souvenirs ne sont plus un regret mais un trésor ; en s'éteignant, la volupté devient espoir et promesse ; la jouissance est justifiée ; la femme peut glorieusement assumer sa sexualité parce qu'elle la transcende ; le trouble, le plaisir, ne sont plus un état mais un don ; son corps n'est plus un objet : c'est un cantique, une flamme. (...) L'abandon devient extase sacrée. Quand elle reçoit l'homme aimé, la femme est habitée, visitée comme la Vierge par le Saint-Esprit, comme le croyant par l'hostie ; c'est ce qui explique l'analogie obscène des cantiques pieux et des chansons grivoises : ce n'est pas que l'amour mystique ait toujours un caractère sexuel ; mais la sexualité de l'amoureuse revêt un caractère mystique.

Mais cette idéalisation a son revers pour l'homme. Page 556 :

Au nom de cette gloire dont elle a nimbé le front de l'aimé, l'amoureuse lui interdit toute faiblesse ; elle est déçue et irritée s'il ne se conforme pas à cette image qu'elle lui a substituée ; s'il est fatigué, étourdi, s'il a faim ou soif hors de propos, s'il se trompe, s'il se contredit, elle décrète qu'il est "en dessous de lui-même" et elle lui en fait grief. (...) Le culte qu'elle lui rend se satisfait parfois mieux de l'absence que de la présence ; il y a des femmes, avons-nous vu, qui se vouent à des héros morts ou inaccessibles, afin de n'avoir jamais à les confronter avec des êtres de chair et d'os ; ceux-ci fatalement contredisent leurs rêves. De là viennent les slogans désabusés : "Il ne faut pas croire au Prince Charmant. Les hommes ne sont que de pauvres êtres." Ils ne sembleraient pas des nains si on ne leur demandait d'être des géants.

On le voit, les dés sont largement pipés par la situation. SdB poursuit page suivante :

D'abord l'amoureuse s'enchantait de combler le désir de son amant ; ensuite - tel le pompier légendaire qui par amour de son métier allume partout des incendies - elle s'applique à éveiller ce désir afin d'avoir à le combler ; si elle n'y réussit pas, elle se sent humiliée, inutile au point que l'amant feindra des ardeurs qu'il n'éprouve pas. En se faisant esclave, elle a trouvé le plus sûr moyen de l'enchaîner.

De là, peut-être, le goût de certaines femmes pour la fellation (puisqu'on parle de pompier) ? Un acte qui satisfait l'homme mais qui fait une croix sur l'orgasme de celle qui le prodigue. Antiféministe au possible. A moins, bien sûr, que la situation soit équilibrée par le comportement réciproque de la part de l'homme : donner du plaisir à la femme sans en avoir lui-même... Pas sûr que ce soit très fréquent...

Pour SdB en tout cas, rien d'étonnant puisque l'amoureuse est bel et bien enchaînée. Toujours page 557 :

Un amant qui a confiance en sa maîtresse accepte sans déplaisir qu'elle s'absente, qu'elle s'occupe loin de lui : sûr qu'elle lui appartient, il aime mieux posséder une liberté qu'une chose. Au contraire, l'absence de l'amant est toujours pour la femme une torture : il est un regard, un juge, dès qu'il fixe les yeux sur autre chose qu'elle il la frustre ; tout ce qu'il voit, il le lui vole [belle formule] ; loin de lui, elle est dépossédée à la fois d'elle-même et du monde ; même assis à ses côtés, lisant, écrivant, il l'abandonne, il la trahit. Elle hait son sommeil. (...) elle déteste son inertie animale, ce corps qui n'existe plus pour elle mais en soi, abandonné à une contingence dont sa propre contingence est la rançon.

Le merveilleux Passion simple d'Annie Ernaux, témoignage subversif de la part d'une écrivaine féministe, ne dit pas autre chose. Mais ce n'est pas encore tout. Page suivante :

Et, cependant, elle ne consent pas vraiment que l'homme ne soit rien d'autre que son prisonnier. C'est là un des douloureux paradoxes de l'amour : captif, le dieu se dépouille de sa divinité. La femme sauve sa transcendance en la lui destinant : mais il faut qu'il l'emporte vers le monde tout entier. (...) Deux amants qui se destinent exclusivement l'un à l'autre sont déjà morts : ils meurent d'ennui. (...) Le chevalier qui part vers de nouvelles prouesses offense sa dame ; mais elle le méprise s'il demeure à ses pieds. C'est là la torture de l'impossible amour ; la femme veut avoir l'homme tout entier, mais elle exige de lui qu'il dépasse tout donné dont la possession serait possible : on n'a pas une liberté (...). L'amour idolâtre, s'il est lucide, ne peut qu'être désespéré.

Mais cette exigence a sa réciproque chez l'homme qui supporte mal l'indifférence de celle qu'il convoite. Page 569 :

Il se peut que, dépité, l'homme se détourne de l'indifférente : il la veut libre, soit ; mais il la veut donnée. Elle connaît ce risque : sa coquetterie en est paralysée. Il est presque impossible à une amoureuse de jouer adroitement ce jeu [celui de l'indifférence] ; elle a trop peur d'être prise à son piège. Et dans la mesure où elle révère encore son amant, elle répugne à le duper : comment demeurerait-il à ses yeux un dieu ? si elle gagne la partie, elle détruit son idole ; si elle la perd, elle se perd elle-même. Il n'y a pas de salut.
Une amoureuse prudente - mais ces deux mots jurent ensemble - s'efforce de convertir la passion de l'amant en tendresse, en amitié, en habitude ; ou elle s'essaie de l'attacher par des liens solides : un enfant, un mariage ; (...) mais quand elle se livre à ces spéculations, elle ne mérite plus le nom d'amoureuse. Car celle-ci rêve follement de capter à jamais la liberté de l'amant, mais non de l'annihiler. Et c'est pourquoi, sauf cas très rare où le libre engagement se perpétue pendant toute une vie, l'amour-religion conduit à la catastrophe.

Tout cela est bien sombre. Heureusement, page 573, SdB conclut son chapitre par un appel à un autre type de relation :

Le jour où il sera possible à la femme d'aimer dans sa force, non dans sa faiblesse, non pour se fuir, mais pour se trouver, non pour se démettre, mais pour s'affirmer, alors l'amour deviendra pour elle comme pour l'homme source de vie et non mortel danger.

On le sentait, il n'y avait qu'un petit pas à franchir pour aller de l'amoureuse à la mystique. SdB se penche plus spécifiquement sur le phénomène des stigmates. S'il y a aussi des hommes dans la catégorie de ceux qui expriment la mystique par le corps, elle est très largement féminine. Page 582 :

Sur les trois cent vingt et un stigmatisés que compte l'Eglise catholique, il y a quarante-sept hommes seulement ; les autres (...) ce sont des femmes, qui ont en moyenne dépassé l'âge de la ménopause.

Une proportion inverse de celle des détenus dans les prisons françaises ! On suit le raisonnement de SdB : portées à l'immanence, à considérer leur corps comme un réceptacle passif, les femmes sont plus enclines à manifester ce type de phénomène.

Vers la libération

Ultime chapitre, plus positif. Très riche en idées. D'emblée, page 590, SdB pose les termes du défi :

Le privilège que l'homme détient et qui se fait sentir dès son enfance, c'est que sa vocation d'être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle. (...) Il n'est pas divisé. Tandis qu'il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c'est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain. C'est ce conflit qui caractérise singulièrement la situation de la femme affranchie. Elle refuse de se cantonner dans son rôle de femme parce qu'elle ne veut pas se mutiler ; mais ce serait aussi une mutilation de répudier son sexe ; la femme n'est un individu complet, et l'égale du mâle, que si elle est aussi un être humain sexué. Renoncer à sa féminité, c'est renoncer à une part de son humanité.

Voilà très bien résumé l'enjeu : être une femme affranchie, en restant une femme. Donc ne pas singer le comportement masculin, tout en refusant de se plier aux diktats qu'il impose. Pas simple, puisqu'on ne peut pas faire sans les hommes. Ils entrent forcément, avec leurs exigences, dans l'équation. C'est ce qui rend le sujet si complexe, car la révolte n'est peut-être pas le bon chemin :

Il n'est aucune attitude négative qui n'implique une contrepartie positive. L'adolescente croit souvent qu'elle peut simplement mépriser les conventions ; mais par là même elle les manifeste ; elle crée une situation nouvelle entraînant des conséquences qu'il faudra assumer. Dès qu'on se soustrait à un code établi on devient un insurgé. Une femme qui s'habille de manière extravagante ment quand elle affirme avec un air de simplicité qu'elle suit son bon plaisir, rien de plus : elle sait parfaitement que suivre son bon plaisir est une extravagance. Inversement, celle qui ne souhaite pas faire figure d'excentrique se conforme aux règles communes. A moins qu'il ne représente une action positivement efficace, c'est un mauvais calcul que de choisir le défi : on y consume plus de temps et de force qu'on en économise.

On le voit, la lutte féministe ne réclame pas que de l'énergie et de la détermination : il y faut de la subtilité, sous peine de se révéler contreproductive. C'est en grande partie ce que je reproche au féminisme actuel, celui qui vise l'égalité : en voulant faire du mâle sa cible, il ne fait que renforcer les structures du patriarcat. L'exemple de Trump est édifiant, son succès étant en grande partie une réaction au mouvement woke très puissant aux Etats-Unis. Noble but, mauvais moyens. Le wokisme n'est pas seulement inefficace, il est dangereux. Même s'il comporte des éléments positifs, relevés plus loin dans cette synthèse.

Dangereux, car les hommes - n'ayant pas compris que ce serait pourtant aussi leur intérêt - n'entendent pas aisément céder leur si confortable privilège. Page 599, SdB explique que le mâle tient à garder l'initiative, par exemple dans la relation amoureuse :

(...) la plupart des mâles sont âprement jaloux de leur rôle ; ils veulent éveiller chez la femme un trouble singulier, non être élus pour assouvir son besoin dans sa généralité : choisis, ils se sentent exploités. "Une femme qui n'a pas peur des hommes leur fait peur", me disait un jeune homme. Et souvent, j'ai entendu des adultes déclarer : "j'ai horreur que la femme prenne l'initiative." Que la femme se propose trop hardiment, l'homme se dérobe : il tient à conquérir. La femme ne peut donc prendre qu'en se faisant proie : il faut qu'elle devienne une chose passive, une promesse de soumission.

Et, deux pages plus loin :

[Lorsqu'elle est] orgueilleuse, revendicante [sic], c'est en adversaire que la femme aborde le mâle ; dans cette lutte, elle est beaucoup moins bien armée que lui ; d'abord il a la force physique et il lui est plus facile d'imposer ses volontés ; on a vu aussi que tension et activité s'harmonisent avec son érotisme tandis que la femme en refusant la passivité détruit l'envoûtement qui l'amène à la volupté ; que dans ses attitudes et ses mouvements elle mime la domination, elle ne parvient pas au plaisir : la plupart des femmes qui sacrifient à leur orgueil deviennent frigides. Rares sont les amants qui permettent à leur maîtresse d'assouvir des tendances autoritaires ou sadiques ; et plus rares encore sont les femmes qui tirent de cette docilité une plaine satisfaction érotique.

Une telle affirmation sera peut-être contestée par certaines femmes d'aujourd'hui : les pratiques sexuelles ont en effet beaucoup évolué depuis les années 50... Une révolution fut bien sûr les fameuses "applis de rencontre". Les mots de SdB, page 604, résonneront peut-être à certaines femmes d'aujourd'hui :

Elle [la femme] est rarement sincère quand elle prétend n'envisager qu'une aventure sans lendemain tout en escomptant le plaisir, car le plaisir, loin de la délivrer, l'attache ; une séparation, fût-elle soi-disant à l'amiable, la blesse. Il est beaucoup plus rare d'entendre une femme parler amicalement d'un ancien amant qu'un homme de ses maîtresses.

Là aussi, affirmation contestable, peut-être. Si, à l'évidence, ces relations "d'un soir" déçoivent souvent, pas sûr que ce soit l'apanage des femmes...

Un peu plus loin, page 614, SdB aborde la question cruciale de l'indépendance économique, donc des difficultés pour les femmes de réussir comme les hommes :

La femme doit sans cesse conquérir une confiance qui ne lui est pas accordée : au départ elle est suspecte, il faut qu'elle fasse ses preuves. Si elle a de la valeur, elle les fera, affirme-t-on. Mais la valeur n'est pas une essence donnée : c'est l'aboutissement d'un heureux développement. Sentir peser sur soi un préjugé défavorable n'aide que fort rarement à le vaincre. Le complexe d'infériorité initial amène, comme c'est ordinairement le cas, une réaction de défense qui est une affectation exagérée d'autorité. (...) L'homme a l'habitude de s'imposer ; ses clients croient en sa compétence ; il peut se laisser aller ; il impressionne à coup sûr [un poil excessif non ?]. La femme n'inspire pas le même sentiment de sécurité ; elle se guinde, elle en remet, elle en fait trop. (...) C'est là le plus grand défaut qu'engendre le manque d'assurance : le sujet ne peut pas s'oublier. Il ne vise pas généreusement un but : il cherche à donner ces preuves de valeur qu'on lui réclame. (...) Pour faire de grandes choses, ce qui manque essentiellement à la femme d'aujourd'hui, c'est l'oubli de soi : mais pour s'oublier, il faut d'abord être solidement assuré qu'on s'est d'ores-et-déjà trouvé. Nouvelle venue au monde des hommes, piètrement soutenue par eux, la femme est encore trop occupée à se chercher.

On notera qu'on pourrait appliquer cette description à toute population discriminée : personnes "racisées", homosexuels, handicapés, obèses... toute personne suscitant, chez certains, par leur seule existence, une réaction de rejet. C'est là que l'intersectionnalité du mouvement woke démontre sa pertinence. Malgré ses excès, il a son utilité.

S'extirper du piège du patriarcat ne sera décidément pas chose aisée. D'autant qu'on ne peut pas faire abstraction de siècles d'un fonctionnement vicié : l'inconscient collectif, ça existe. Page 619, SdB revient sur la question de l'immanence, qui fait obstacle à la bonne communication de soi :

Elles [les femmes] se sont toujours considérées comme données ; elles croient que leur mérite vient d'une grâce qui les habite et n'imaginent pas que la valeur puisse se conquérir ; pour séduire, elles ne savent que se manifester ; leur charme agit ou n'agit pas, elles n'ont aucune prise sur sa réussite ou son échec ; elles supposent que d'une manière analogue il suffit pour s'exprimer de montrer ce qu'on est ; au lieu d'élaborer leur oeuvre par un travail réfléchi, elles font confiance à leur spontanéité ; écrire ou sourire, pour elles c'est tout un : elles tentent leur chance, le succès viendra ou ne viendra pas. (...) timides, la moindre critique les décourage ; elles ignorent que l'erreur peut ouvrir le chemin du progrès, elles la tiennent pour une catastrophe irréparable au même titre qu'une malformation.

Lorsqu'on lit ce genre d'affirmation comme beaucoup d'autres dans cet ouvrage, le mauvais réflexe serait de s'indigner : "n'importe quoi cette généralisation !" Il faut les lire comme des composantes déposées en la femme, en grande partie par l'Histoire, non comme la description fidèle d'une situation. Comprendre d'où on vient, tout simplement.

Pour SdB, s'il y a bien un domaine où la femme pourrait s'épanouir et trouver sa place dans la société, c'est l'art. Raté. Une question cruciale se pose : pourquoi y a-t-il tant de grands écrivains et si peu de grandes écrivaines ? Page 626 :

A plus forte raison peut-on compter sur les doigts d'une main les femmes qui ont traversé le donné, à la recherche de sa dimension secrète : Emily Brontë a interrogé la mort, V. Woolf la vie, et K. Mansfield parfois - pas très souvent - la contingence quotidienne et la souffrance. Aucune femme n'a écrit Le Procès, Moby Dick, Ulysse ou Les Sept Piliers de la Sagesse. Elles ne contestent pas la condition humaine parce qu'elles commencent à peine à pouvoir intégralement l'assumer. C'est ce qui explique que leurs oeuvres manquent singulièrement de résonances métaphysiques et d'humour noir ; elles ne mettent pas le monde entre parenthèses, elles ne lui posent pas de question, elles n'en dénoncent pas les contradictions : elles le prennent au sérieux. (...) Ce n'est pas un destin qui la limite [la femme] : on peut facilement comprendre pourquoi il ne lui a pas été donné - pourquoi il ne lui sera pas donné avant longtemps - d'atteindre les plus hauts sommets.
L'art, la littérature, la philosophie sont des tentatives pour fonder à neuf le monde sur une liberté humaine : celle du créateur ; il faut d'abord se poser sans équivoque comme une liberté pour nourrir pareille prétention. (...) quand le combat pour prendre sa place dans ce monde est trop rude, il ne peut être question de s'en arracher ; (...) ce qui manque d'abord à la femme c'est de faire dans l'angoisse et l'orgueil l'apprentissage de son délaissement et de sa transcendance.

Concluons avec ce passage où SdB remet les points sur les "i" pour éviter toute essentialisation, comme elle fait régulièrement dans l'ouvrage. Page 515 :

Il est donc aussi absurde de parler de "la femme" en général [bien que ce soit ce qu'elle fait tout au long de son essai !] que de "l'homme" éternel. Et on comprend pourquoi toutes les comparaisons où l'on s'efforce de décider si la femme est supérieure, inférieure ou égale à l'homme sont oiseuses : leurs situations sont profondément différentes. Si l'on confronte ces situations mêmes, il est évident que celle de l'homme est infiniment préférable, c'est-à-dire qu'il a beaucoup plus de possibilités concrètes de projeter dans le monde sa liberté ; il en résulte nécessairement que les réalisations masculines l'emportent de loin sur celles des femmes : à celles-ci, il est à peu près interdit de rien faire. (...) la liberté est entière en chacun. Seulement du fait qu'elle demeure chez la femme abstraite et vide, elle ne saurait authentiquement s'assumer que dans la révolte ; c'est le seul chemin ouvert à ceux qui n'ont la possibilité de rien construire ; il faut qu'ils refusent les limites de leur situation et cherchent à s'ouvrir les chemins de l'avenir ; la résignation n'est qu'une démission et une fuite ; il n'y a pour la femme aucune autre issue que de travailler à sa libération.

Ce fut une étape, il y a plus de 70 ans. Il y a à présent d'autres issues. La liberté est en grande partie conquise. Mais à l'échelle de l'humanité, elle est très récente : reste à savoir quoi faire de cette liberté. On voit ce que firent de leur liberté conquise les pays de l'ancienne URSS, ou encore ce qui advint des printemps arabes et de la révolution arc-en-ciel en Afrique du Sud... Transformer l'essai est loin, très loin d'aller de soi. Pour l'homme comme pour la femme, indissociables dans ce long combat il faut le répéter, il reste beaucoup de chemin à parcourir.

7,5

Jduvi
7
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le 16 janv. 2024

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Jduvi

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