Fragments remodelés d'un échange sous la critique d'About du même roman : http://www.senscritique.com/livre/le-diable-au-corps/219123577287558/critique/about/

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Pour ma part, je ne trouve à ce roman ni ce brillant, ni cette profondeur que beaucoup semblent lui trouver. Certes la narration est bien menée, l'histoire cruelle, mais tout semble tissé au ras du sol quand notre oeil est dans le ciel. Les pions se déplacent, leurs sentiments sont explicités pompeusement, oscillent de l'extase au désespoir sans que jamais les raisons en soient assez crédibles. Le style lui aussi est construit, déconstruit, reconstruit, tout lisse comme du marbre, les réflexions sont également de marbre. Ce roman est tout de statues, j'en ai cette mauvaise impression d'immobilité, de fixité constante, plus aucune aspérité demeure où pourraient s'épanouir mouvement de la passion, absurdité de l'acte, inexplicable. Non : tout y est balayé au profit d'une somme de rouages fades, sans poésie. Ce roman n'est qu'une belle statue, même la cruauté y est pesée et à tel point retravaillée qu'on ne la ressent que peu, et pour le coup, vraiment comme rien d'autre qu'un "enfantillage", - lorsque l'auteur en voulait certainement faire paraître le grand symbole d'une époque - notamment si l'on compare ce roman (et cette comparaison d'autant plus justifiée par ce fait que Cocteau a participé à la rédaction du Diable au corps) aux Enfants terribles, où la poésie est véritable, où l'obscurité est assez vaste pour y faire nager la somme des songes sordides que l'on s'y fait, où la cruauté tient véritablement de l'inexplicable, et où l'intemporel même applique superbement tout ce complexe de la cruauté à l'enfance seule, plus de cette ambition molle de construire un parallèle avec la grande guerre, ni de s'étaler sur des réflexions pâles à propos des pulsions et des infidélités de l'âge... les deux personnages, Martha comme le garçonnet, en deviennent presque caricaturaux à force de s'imbriquer dans le symbole qu'ils se doivent de représenter.

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Lorsque que je dis "pompeusement", je ne parle pas tant de la formulation (qui est très synthétique), que de la lourdeur avec laquelle réellement ils sont expliqués, justifiés ; une lourdeur de situation en quelque sorte : d'un paragraphe à l'autre une pensée, un acte détourne complètement l'aiguille de la joie au malheur, de l'ennui au divertissement, de l'attente à la paresse. Les oscillations sentimentales du héros pour Marthe sont instables, certes comme peut l'être une vraie relation, mais il y a toute une part du réel qui semble retranchée : on se limite aux voisins suspicieux, au mari jaloux et aux parents impuissants ; puis le héros se questionne sur son amour : tantôt il en est sûr, tantôt il est certains du contraire. Mais les formules, justement, en sont tellement synthétiques, qu'on a l'impression d'assister à une succession fade de constats sentimentaux. Ce qu'il manque aux personnages, c'est un trait de constance, on ne peut pas se contenter d'un "sa constance, c'est d'être instable", ou d'un "sa constance c'est d'être un enfant", non : rien n'est véritablement immuable dans les personnages, et au lieu d'enfants, Radiguet en fait des machines à passions avec ce qu'il semble avoir entendu ou lu çà et là de la mesquinerie de l'enfance, c'est pourquoi le marbre n'est pas dans l'évolution (ce roman est même outrageusement évolutif), mais bien plutôt dans le constituant des rouages, dans la machine elle même : remarquons bien que seuls Marthe et le héros ont ce qui semble être un détail de la personnalité, tous les personnages autour d'eux et qui servent de pions à leurs intrigues, ne sont que des coques vides dans lesquels on s'est contenté d'injecter certains clichés comme bourgeoisie, indulgence, commérage etc., si bien qu'à certains moments on se croirait presque dans un vaudeville. Puis c'est en avançant dans leur intrigue que les personnages semblent se métamorphoser peu à peu, on saute des périodes, on jette un oeil sur les cris, les pleurs, les ennuis, les doutes, on saute de nouveau une période, on assiste à leurs dialogues dans un jardin, à leurs projets, à leur goût pour l'esprit, leur goût pour les fleurs, et ainsi de suite. Ce qui gêne, ce qui est froid et sec dans ce livre, ce sont les transitions qui doivent être des courbes, des pans d'obscurité qui ne sont dévoilés qu'en partie, plus tard, des bizarreries dans la personnalité des héros, et même des personnages secondaires, et cela, il suffisait de le calquer sur la réalité. Ici, c'est l'absolue transparence, le correct, bien construit, sans aucune faute, sans aucune aspérité. Les sentiments et les situations sont collés les uns aux autres. Radiguet est ici davantage un maçon qu'un écrivain.

Le roman tente de se rendre profond par toute une panoplie d'aphorismes sur l'enfance, mais je trouve tout cela si rêche, si mécanique ! Puis déverser des axiomes dans un corps pour justifier ses comportements et ses actes, on ne me retirera pas l'idée qu'il s'agit là d'une certaine faiblesse.
On ne peut évidemment justifier tout ce que je viens de dire par l'étroitesse de ce roman, puisque Cocteau est très bien parvenu à créer un chef d'oeuvre avec autant, voire moins de pages que dans Le diable au corps. Dans Les enfants terribles, les situations, les actes même s'inscrivent dans les organes des enfants, ils tiennent en eux une réalité qui leur est propre, et l'univers en devient coloré par leur rétine, irréel d'être construits selon les mouvements fous de leur coeur, là où Radiguet place un oeil extérieur aux personnages, fait se déplacer des pions sur un échiquier et de temps en temps un pion en mange un autre jusqu'au mat final. C'est de la fadeur, rien d'autre.

(...)

C'est parce que ce roman manque de fraîcheur, de jeunesse que je ne l'apprécie pas. (...) On peut certes remarquer de la constance dans leurs relations, dans leur caractère, mais uniquement comme si tout cela était un ensemble de faits, d'entités invariantes, lorsque moi j'attends de la littérature un souffle, dix souffles, cent souffles se croisant, se brisant, se mêlant ; mais ici tout ce rompt, chaque trait de caractère est une courte expiration cristallisée dans le marbre d'un aphorisme, chaque acte est significatif, chaque mot compte, lorsque j'aime l'erreur dans la voix, l'inutile d'un acte ou d'un dire, l'insignifiant d'un caractère, tout ce qu'on prend la peine de dire, de développer et qui n'apporte rien, qui donne juste de l'amplitude au souffle et gonfle le corps des personnages, les rends plus vrais, plus contradictoires, en somme plus humains.
Ici, oui, "on s'y retrouve", "la logique est cumulative", mais alors quoi : c'est un totem, un assemblage d'éléments, je ne dis pas disparates, mais liés par des branchements minutieusement construits et qui ne font qu'un clac en s'unissant, lorsque j'aime entendre un pfiou un crac un crrr, mais là tout se cale, tout est bien, tout s'emboîte, "logique cumulative", totems continus, pas bricolés, on fait attention que rien ne jure, on ne s'étale pas, on synthétise un maximum et au final, où est la longueur, où sont les creux où se pâmer, où sont les lits mous d'obscurité, les montagnes bizarres où deux soleils s'accouplent en se couchant et se haïssent en naissant, où le cri que la passion déploie et que rien ne saurait réfréner? Où les coups de folies qui nous font étrangler nos animaux domestiques, nos frères et nos soeurs? Où les poings serrés, les dents grinçantes, les choses qui ne se constatent pas et qui s'immiscent entre les lignes comme des monstres noirs? Où le sang? Où la bave?
Je n'aime pas ce qui est trop construit, je pense que tout s'arrête ici. Nous ne pouvons plus rien dire. Un livre je l'ai dans la gorge ou je ne l'ai nulle part.

(...)
Rozbaum
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le 14 janv. 2012

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