Cela n'arrive qu'un jour par an : dans l'Angleterre de ce début du XXème siècle, les domestiques se voient octroyer un congé pour aller rendre visite à leur mère. Ce jour béni est nommé "Le dimanche des mères".

Quid des orphelines ? Ce jour est sans doute douloureux pour elle. Jane, employée chez les Nirven, a quartier libre comme tout le monde et elle pense utiliser ces quelques heures de vacances à lire, tout simplement. Un coup de fil va modifier ce programme : son amant Paul Sheringham lui demande de venir. Tout l'enjeu dramatique de la situation est que Paul, voisin des Nirven, est un aristo qui doit le jour même officialiser ses fiançailles avec une autre aristo, Emma Hobday. Ses parents rejoignent d'ailleurs les Nirven et les Sheringham pour fêter ça.

Plus personne chez ces derniers donc. L'occasion d'une transgression osée : pour la première fois, Jane et Paul vont pouvoir coucher ensemble dans la demeure familiale. Pour la première fois, Jane va pouvoir pénétrer dans la maison par la "porte de devant" - le symbole sexuel est clair. Page 39 :

Oui, c'était bien son jour. La porte de devant ! Et il devait avoir voulu guetter son entrée, car à peine eût-elle arrêté son vélo près du proche que la porte de devant - ou plutôt l'une d'elles, il y avait deux battants imposants peints d'un noir vernissé - s'ouvrit comme par magie.

On imagine que la perspective audacieuse a également émoustillé le futur fiancé. Celui-ci n'est guère attachant : sûr de lui, sec, dominateur, n'ayant que peu de considération pour cette petite bonne. Il la guide vers la chambre "une main sur son postérieur" puis lui donne des ordres, "Mets-toi ici, Jay. Tiens-toi tranquille." puis "Ne bouge pas, Jay" alors qu'il la déshabille "pour la première fois". Malgré la rudesse dont fait preuve son amant, ce jour a bien des allures de conte de fées pour Jane, sorte de Cendrillon qui découvrirait soudain le palais de la Belle au bois dormant. C'est cette tension qui est touchante.

Le roman épouse le point de vue de la jeune femme. La presque toute première scène nous présente les deux amants après l'amour. Ils se regardent chacun évoluer nus dans la pièce, chose qui semble presque plus transgressive que d'avoir couché ensemble. Graham Swift n'hésite pas à recourir aux termes triviaux, couille, bite, ce qui exprime bien la situation. Un détail fait mouche : le cendrier qui est posé sur le ventre de Jane, "calé entre son nombril et ce qu'il n'hésitait plus, à présent, à appeler sa chatte". Les barrières sociales semblent être tombées. Il y a aussi ce filet de semence (le mot plaît à Jane) qui s'écoule le long de sa cuisse. Swift n'élude rien de la mécanique des fluides dans sa volonté de montrer la réalité du coït dans sa crudité.

Semence ? Paul s'est prémuni contre le risque d'un enfant en faisant poser à sa maîtresse un bonnet hollandais. Air connu des amours ancillaires, toujours menacées par le fardeau d'un éventuel bâtard. Ce stérilet, exprimé en termes poétiques, fit-il défaut à sa mère, bonne comme Jane ? Celle-ci aurait-elle été une enfant abandonnée car non désirée ? Les émissions contre les omissions (page 83). Assez joli.

Le récit navigue, classiquement, entre la situation présente et le passé plus ou moins éloigné : du parcours de Jane depuis son enfance aux jours qui ont précédé ce fameux dimanche. C'est surtout les pages consacrées à cette journée qui sont remarquables. La façon dont Paul, altier, prend tout son temps avant de partir, se mettant en retard : cette morgue le perdra. Tout ce qui passe par la tête de Jane, à la fois fière d'avoir hameçonné ce noble et amère devant la vie qui la fera toujours passer après une Emma Hobday. Et puis surtout ce moment hors du temps où Jane erre (le jeu de mots a été fait par une autre plume de SC mais... il tombe sous la plume) dans la vaste demeure et s'émerveille du luxe qui, pour quelques heures, lui appartient. Nue. Page 84 :

Elle pouvait récupérer ses vêtements, les mettre et partir. (...) Mais il avait dit ce qu'il avait dit : la maison était à elle. Et elle avait bien l'intention d'en faire une réalité. Il lui aurait semblé incohérent, lâche en quelque sorte, de se rhabiller.

La nudité tient un rôle essentiel dans le roman car elle représente l'annihilation des barrières de classe. Page 90 :

Elle essaya de se représenter le corps nu d'Emma Hobday - dans quelle mesure il ressemblait ou non au sien. Mais impossible. Elle ne pouvait imaginer Emma Hobday sans vêtements.

Sa nudité est une victoire, mais une victoire en demi-teinte : Jane a à la fois gagné - car Paul l'a choisie comme amante et non Emma, même en ce jour censé sceller son union avec sa rivale -, et perdu, puisque cette étreinte était peut-être la dernière.

Ce qui n'était pas prévu, c'est que Paul allait se tuer dans un accident de voiture. Le voilà perdu pour tout le monde.

Pour l'heure, elle musarde, donc, dans le manoir. Mange un bout de la tourte préparée pour le fils de la maison, regarde avidement chaque chose. Les pages décrivant l'exploration de la maison par Jane sont délicieuses. Page 88 :

Elle s'exécuta donc. Glissant de pièce en pièce. Elle regarda, mémorisa, mais, en secret, laissant aussi une part d'elle-même. Se dire que, si choquante que fût sa visite - elle était à poil ! -, personne ne saurait ni ne devinerait jamais qu'elle avait été ici semblait lui donner des ailes. Comme si sa nudité lui conférait non seulement l'invisibilité, mais aussi l'impunité.

Swift épingle au passage le snobisme bourgeois, page 85 :

Des tableaux étaient accrochés tout autour du hall, ou échelonnés le long de l'escalier, comme sur les murs de Beechwood [demeure des Nirven]. Etrange, le besoin de ces gens-là d'orner leurs murs de tableaux, car elle ne se souvenait pas avoir vu Mr ou Mrs Niven en contempler un. Peut-être n'étaient-ils là que pour être regardés du coin de l'oeil ou appréciés par des visiteurs. Voire pour que les bonnes les étudient de près et en deviennent des amateurs éclairés à force d'épousseter leurs cadres et de nettoyer leurs verres.

La bibliothèque revêt une importance particulière puisque c'est celle des Nirven qui l'amènera à s'émanciper peu à peu. Page 92 :

L'utilité des bibliothèques, se disait-elle parfois, tenait moins au fait qu'elles contenaient des livres, qu'à celui qu'elle préservait cette atmosphère sacrée de "prière de ne pas déranger" d'un sanctuaire masculin.

Je suis bien d'accord. Il y a dans les bibliothèques personnelles, quelque chose de l'ordre de l'affichage de sa condition sociale (qui a vraiment lu tous les livres de sa bibliothèque ?). L'accès à la bibliothèque revêt donc, pour qui veut sortir de sa condition, une valeur symbolique forte.

Le conte de fées,

interrompu brutalement par un accident,

reprendra en effet d'une autre manière puisque Jane parviendra à être reconnue comme écrivaine. Cette journée, qu'elle avait prévu de consacrer à lire, fut finalement utiliser à coucher avec celui qui aurait pu, en faisant preuve de courage, l'émanciper ? La chose échoua. Mais quelques heures dans la peau de l'élite sociale auront suffi à lui donner des ailes. Et peut-être ce moment à se balader "à poil" dans un manoir huppé sema-t-il la graine de l’audace.

Le résultat est là : la bonniche est devenue une romancière de renom. Son sens poétique s'est aiguisé, au point d'apprécier les erreurs de vocabulaire d'une Milly, qui confond orpheline et orchidée. Page 125 :

"Es-tu une orchidée, Jane ?" avait demandé Milly, la cuisinière, en l'examinant de la tête aux pieds peu après son arrivée, comme pour évaluer le genre de spécimen avec lequel elle aurait à travailler. "Ma mère aussi était une orchidée". (...) Et fussiez-vous une orpheline, qui sait si vous ne pouviez pas vous transformer en orchidée, Cendrillon ne s'était-elle pas transformée en princesse ? (...) Elle n'en continuerait pas moins de se demander toute sa vie si Milly avait vraiment voulu dire "orchidée". Et jusqu'à quel point elle avait toujours su, ou deviné, ce qui se passait entre elle et Paul Sheringham.

Il y a en effet une histoire d'orchidées dans l'entrée de la demeure des Sheringham. Jane hésite à en prendre une. La fleur devient un symbole de distinction. On sait que l'orchidée est une fleur qu'il est difficile de faire s'épanouir. Elle est exigeante, nécessite du labeur de la part de qui s'en occupe.

On le voit, ce Dimanche des mères ne manque pas de subtilités ni de grâce. Exprimé dans une langue assez dépouillée, juste ce qu'il faut de métaphores et d'échappées oniriques, il fait mouche. La fin, consacrée à l'autrice octogénaire, est peut-être un peu moins savoureuse, de même que certains développements qui racontent le passé. Voilà malgré tout un roman tout à fait saisissant, qui va m'inciter à mieux connaître l'écrivain britannique.

7,5

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 6 févr. 2024

Critique lue 4 fois

Jduvi

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