C’est en l’écoutant interviewé par Nagui que j’ai compris ma méprise : Fabrice Caro n’est pas qu’un dessinateur potache (je l’avais rangé dans cette case-là, on est comme ça, on n’a parfois pas le temps d’aller au-delà), il est aussi écrivain. Et soudainement, il m’a passionné car son nouvel ouvrage évoque son adolescence à la fin des années 80 et au début des années 90 – époque que je connais bien pour l’avoir vécue en totale contemporanéité, Fab et moi on est de la même génération. C’est une époque amère comme l’adolescence en périphérie d’une sous-préfecture peut l’être, les sujets d’actualité c’était le SIDA, la chute imminente du Rideau de Fer, le chômage des jeunes, on parlait beaucoup (trop) de la télévision, de Christophe Dechavanne, de Pierre Bérégovoy, des Inconnus, de Patrick Bruel, de McGyver et de Thierry Roland. Les médias tendance n’existaient pas hormis Nulle Part Ailleurs et Les Guignols de l’Info, on écoutait de l’Acid House sur nos chaînes dolby double cassette auto-reverse et Rapido l’émission d’Antoine de Caunes sur le prochain concert de Prince au Parc des Princes. Heureusement qu’il y avait Canal + parce que se farcir le triptyque Nouvel’Obs-Femme Actuelle-Télé 7 Jours n’était pas marrant tous les jours.
Donc, le nouveau roman de Caro porte sur cette époque, j’ai hâte de le lire. Et comme par hasard, le lendemain de l’interview sur France Inter ma dulcinée ramène un livre à la maison : une collègue lui a prêté en lui faisant promettre de le lire car « c’est trop marrant ». C’est « le Discours », bien sûr, que je me suis empressé de piquer à celle qui partage mon existence puisque de toute façon elle a déjà un livre de 900 pages en cours sur un Australien en Inde dans les années 80 et elle n’aime pas lire plusieurs livres en même temps – alors que moi si, c’est même l’inverse, je me sens mal si je n’en ai qu’un sur le feu. Donc revenons aux années nonante et ses sex-symbols en coupe mi-longue : Richard Gere, John Bon Jovi et André Agassi (pour les dames la masse capillaire devait sérieusement se réduire en comparaison de la décennie précédente : Cindy Crawford, Sharon Stone et Julia Roberts sont comme éternellement sorties d’un Jacques-Dessange de province). Tandis que nous devenions des étudiants, au mitan de la décennie, encore adolescents certes, mais avec un permis de conduire et de sortir le soir, arriva en petites pompes la nébuleuse mode de la « lose ». Son chantre, un Américain au nom de Suédois, Beck, qui faisait du hip-hop avec une guitare sèche : « I’m a Loser Baby, so why don’t you kill me ? ».
C’était devenu cool d’être des losers : soudain, redoubler sa première année de fac, se prendre des râteaux de compétition et n’avoir aucun projet hormis traîner en jean troué et en gilet de grand-mère des fripes était devenu génial. On se refilait les Bds de Jean-Claude Tergal, celui dont les mésaventures sentimentales rendaient les nôtres moins douloureuses. On allait voir les Apprentis de Pierre Salvadori au cinéma ; Cluzet et Depardieu (Guillaume, hein) qui échouent lamentablement tout ce qu'ils tentent avec beaucoup de panache devinrent immédiatement nos nouveaux héros absolus. Bref, le culte de l’auto-dérision culminait, en même temps que l’esprit « Canal », les sketches absurdes d’Edouard Baer et le Message à Caractère Informatif. Les introvertis de la « Génération X » lisaient maintenant Technikart, se piquaient de sociologie et de Techno de Detroit en affublant tous ceux qui avaient l’ambition de réussir, de faire du fric, d’aller en école de commerce voire même juste d’écouter Dance Machine de « blaireaux ». Voilà, en 1997, le monde était divisé en deux camps : les losers qui avaient des voitures peu fiables et des cheveux mal peignés et les blaireaux en 205 GTI qui entraient facilement en boite écouter leurs daubes afin d’assouvir l’illusion d’une réussite matérielle et sentimentale.
Quelque part, nous, les losers des années 1990, formions une avant-garde. Nous pressentions notre futur déclassement, la crise économique sans fin, la stagnation des salaires, le divorce comme norme sociale, la difficulté à se projeter dans un lendemain qui chante, sans CDI ni crédit immobilier – encore moins de femmes, ni d’enfants. Oui, nous étions les précurseurs du nihilisme sauvage qui allait dominer le début du siècle suivant et débouche aujourd’hui sur une drôle d’époque où quelque part la « différence » n’est plus vécue comme une honte qu’on transforme en auto-dérision mais comme un étendard qu’on revendique fièrement. Fier d’être gros, fier d’être nullipare, fier d’être précaire, fier d’être LGBTQ, fier d’être célibattant, fier d'être locataire, fier d’être afro-descendant etc. C’est très bien comme ça, c’est plus facile de s'accepter, les normes sociales se sont élargies, on a repoussé les frontières de la gênance, c’est une façon totalement différente de vivre son début de vie adulte qu’il y a trente ans. Là où nous mettions tout notre cœur à rire à chaudes larmes de nos échecs par l’entremise de l’auto-dérision, une arme puissante qui soulageait nos peines, la génération actuelle, régie par l’orgueil, ne cache pas ses désillusions puisque ce n’en sont pas, elle assume ses choix. Nous, non: on aurait bien voulu avoir un travail, une maison une femme et des enfants, mais nous n’y arrivions pas – et quand ça marchait pour les plus chanceux d’entre nous ça finissait en divorce et en crédit-relais cinq ans plus tard.
Voilà, Fabrice Caro dans son roman "Le Discours" prolonge cette expérience de la défaite chevillée jusqu'à un moment précis, situé dans les années 2010, époque où son anti-héros, Adrien, a environ quarante ans - c'est donc un loser des nineties qui a un peu vieilli. La capacité d'auto-dérision peut sembler ici anachronique. La lose, de nos jours, se niche essentiellement dans la Fédération Française du même nom, forme exutoire d'un concept qu'on ne peut décemment plus attacher à des êtres humains, question de décence et de respect de soi. Dans ces pages, on redécouvre un humain capable de cet effort d'introspection maladif qui permet de se voir comme un raté de façon un tantinet exagérée. Ce qui est bien avec l'auto-dérision c'est que ça transforme des instants de honte terribles en fou rires, qu'il s'agisse de travaux de technologie du collège, de listes de discussion, des plus grands tubes de Claude Barzoti, de citations encadrées avec photo de dauphin aux cabinets, des horoscopes de Femme Actuelle et de rêves de mononucléose. Tout ça passé en revue en un seul repas en compagnie de ses parents, sa sœur et donc de son beau-frère qui lui suggère en mode passif de préparer un discours pour l’imminent mariage entre sa sœur et lui-même (NB : lui-même = pas Adrien ! Mais le beau-frère), ce qui n'a pour autre effet que d'augmenter la charge mentale de notre pauvre loser.
Il est 17h56 et Adrien n’a toujours pas reçu de réponse au message qu’il a envoyé à son ex. Nous attendons avec lui, entre le gigot de sa mère et les anecdotes de son père, et nous célébrons ses maladresses, ses actions hasardeuses immédiatement regrettées mais aussi ses souvenirs bucoliques comme celui qui l'amena près de l'arbre à vœux avec la fille dont il attend désespérément un signe, un geste, un message - chapitre d'anthologie dont je ne me remets pas, je n'avais pas tant ri en lisant depuis les aventures d'Ignatius Reilly dans "la Conjuration des Imbéciles".
Cette expérience livresque m'a plongé dans un état de reviviscence mélancolique: le dimanche, c’était Chuck Norris et la Formule 1 après le repas, on ne se parlait pas vraiment à table car le son de la télé allait trop fort, on allait fumer des cigarettes en cachette, on s’échangeait des Cds avec les copains qu’après on perdait et qu’on devait racheter, on s’envoyait des alertes sur des radiomessageries sophistiquées demandant à être rappelé et on débriefait trente minutes avec Sébastien ou Stéphane ou Nicolas sur le téléphone à cadran des parents au sujet de la soirée de la veille qui s’était à nouveau soldée par de cuisants échecs sentimentaux. Maintenant, il allait falloir préparer sa semaine et prendre le train pour rentrer dans sa piaule car demain on avait un devoir sur un ouvrage de Karl Polanyi à rendre et qu’il n’était pas terminé mais que ce n’était pas grave, on écouterait la radio jusque tard le soir, éclairé par les néons de la ville pas encore tout à fait connectée, pas encore tout à fait fière, encore un tout petit peu perdante.