Archéologie du silence




Pour traduire le silence, il faut vivre au-delà de son propre silence, entendre et retenir toutes les voix qui se taisent en nous.



Joë Bousquet, Traduit du Silence



L’on parle ici de l’archéologie du silence. Le silence laissé par l’oubli, involontaire ou orchestré, des vécus et façons du peuple, du subalterne. La douleur d’un tel point de départ. Il nous faudra tisser sur rien, d’aucun dirait, autant cesser d’écrire.


Pourtant, des traces. Carlo Ginzburg s’attèlera minutieusement, donc. Une remarque, une chose énoncée lors des attaques, on cherche à comprendre une interprétation de livres. C’est la relecture d’une relecture, c’est la mission compliquée de faire parler des pierres, des pierres millénaires à un temps marqué par la doctrine, les ecclésiastes, la Contre-Réforme.


Restituons imparfaitement le projet de Ginzburg : le constat original de la rareté d’un témoignage, d’une parole pour les classes subalternes. Rien qui puisse se faire entendre, ou si peu - et l’envie d’écouter ce si peu, de replonger dans les racines, l’amont, tous ce qui nous antécède.


Dans ses mains, dans d’autres traités : l’observation d’une subordination, nécessaire, provoquée, les tamis et autres épuisements du clamé : quelque chose avec si peu d’écho, fait pour peu vivre et qui meurt prématurément, et quand ça vit, ça ne fait que survivre, décoiffé, défait de ses attraits principaux, vrais, ne reste qu’une forme impure, restes secs attribués autant à l’acculturation réalisée par la classe dominante des seigneurs et ecclésiastes (qui entravent, modèlent les éventuelles pensées dites « de la classe inférieure » à germer, se les réapproprient - il ne faudrait pas qu’une pensée originale vienne du fond, du dépôt), autant à cette acculturation donc qu’au poids imposé déjà à la naissance de la parole des serfs et paysans, des gueux, par l’aristocratie et dans son intérêt, diffuser une imagerie qui ruine l’imagination, quelque chose de « peut-être consciemment […] réactionnaire », ce qui est appelé ou littérature de colportage ou d’évasion (dans la préface, la mention de Mandrou y ramènera), peuplée des almanachs et vies de Saints.
Il y a un rien encore à faire accoucher. Peut-être l’exemple de Menocchio sera un exemple en négatif, et plus encore, subjectif, qualitatif - mais même dans les masses, même pour comprendre une époque, on peut extraire parfois un individu, le placer dans les statistiques, et si du moins on échouera à témoigner de l’époque, des temps, qu’on n’en fera qu’une approche parcellaire, il restera l’homme.


Témoigner de l’homme, comme déjà une petite œuvre - je parle cette fois - avec tout ce que la petitesse nous apprendra et nous touchera. Témoigner, pour aller contre la « mutilation historique », en effort bien sûr déjà battu, les temps viendront.


Quelques obstacles déjà sont mentionnés, tout à la fois les ambiguïtés de concepts, les écarts faciles, les déformations probables - car la langue déformera, le mot est précis mais flexible, aux temps, aux géographies. Les hégémonies peuvent les dévier, eux-mêmes se dévient lentement sous leur propre poids, sous la marche répété et inaltérable des influences, des profonds bouleversements.


Il faut pourtant : Carlo Ginzburg avouera des risques, avant de nous jeter dans la riche, la vie minuscule du petit meunier frioulan, microcosme atypique et relativement isolé, Menocchio donc, qui articulera ce qui a pu affleurer par coïncidences et chances, ses confessions, ses lectures, offrant un éclairement (ou au moins sa tentative) sur le flou de ces traditions paysannes, ces caractères historiques : le meunier sera « fragment isolé, parvenu par hasard jusqu’à nous, d’un monde obscur, opaque, que seul un geste arbitraire nous permet de ramener à notre histoire. ».



Chaos des quatre éléments.



Cela fait : vient la reconstitution d’une énigme, reconstitution incomplète : non pas celle de la vie de Menocchio (on sait où il vécut, quel métier il exerçait, combien d’enfants il eut, sa relative position sociale, quand il mourut, de ça on sait), reconstitution morcelée de la façon dont de telles opinions, de tels esprits se forment. Car Menocchio est moderne, Menocchio dénote et agace l’Inquisition d’Aquilée, au point qu’on lui accorde plus que de coutume un grand temps de passage à la Question.


Presque par un jeu d’échos, on - le nous-lecteur curieux d’histoire - se retrouve dans la position du diocèse, des hommes de foi et juges : on voudrait des noms, des références, savoir diable d’où Domenico Scandella, de son vrai nom, tire sa fantaisie ?


Il faut imaginer alors l’entendre diffuser ses propos de Marie non vierge, du Christ humain et non divin, d’une Eglise qui abuserait de ses fidèles en les soumettant et en n’observant pas la frugalité qu’ils exigent (multipliant icônes, fêtes et sacrements), et se surprendre à constater qu’il a fallut bien trente ans à parler et partager ses avis hautement hérétiques avant qu’il ne vienne à être dénoncé par le curé de Montereale, plus effrayé par les potentielles pertes de sa position que par des racontars qui n’étaient donc probablement pas si détonnant que ça, perdus dans un village quelconque du Frioul.


On tente bien de redécouper des sources, témoignages de proches, on lui demande à répéter. L’on sait ce qu’on risque alors, à se laisser aller à de telles affirmations. Alors les paroles le plus souvent se taisent - il n’y a pas plus grand mutisme que celui qu’on s’impose de nous-même, prudemment, par crainte ou ennui. On ne sait pas. On n’avait pas entendu ce paysan parler, ou alors on lui demandait bien vite de cesser. Jamais on n’allait vraiment dans son sens, même si par ailleurs on le trouvait sympathique, plutôt bien entouré. On s’adresse à lui en latin, parfois, ce qu’il fustige, cette langue « spirituelle » opposée au profane ne fait que rajouter à l’incompréhension, à la distance.


Il faut bien pourtant comparer. C’était au moment de la Contre-Réforme, et l’on peut bien trouver quelques similitudes avec des opinions luthériennes, mais ça ne suffit pas. D’où les questions, incessantes, pour savoir d’où, le chaos dont Menocchio parle, d’où ces opinions. Et le meunier de répondre, pas peu fier d’avoir enfin un auditoire à son niveau, loin des analphabêtes frioulans : c’est à force de ruminer les choses, dans son propre cerveau, il n’y a pas de gens, ou si peu, qui lui ont parlé. Il y a bien eu des livres, comme on voit plus largement dans la deuxième partie, mais les interprétations faites sont bien les siennes.


Tour à tour, on entend alors quelque chose de l’image, qui serait une forme de préchristianisme paysan : Dieu serait l’air, le souffle, la terre, l’air, l’eau. L’âme en sept états. Le monde serait un fromage qui mature, dont sortiraient alors des vers, qui seraient les anges. Toute une cosmogonie fantaisiste et matérielle, dans laquelle on voit naître aussi parfois l’image d’un paradis comme une utopie d’abondance, des références renvoyant au pays de Cocagne, ses miels et vins en coulées.
Et pourtant, il faut bien aussi échapper aux supplices : puissance du débat, des pièges dialectiques tendus sous chacune des prises de paroles de Menocchio, manipulation du langage pour tenter de prendre l’ascendant, et c’est ce qui arrive finalement une première fois déjà, et voilà notre Menocchio emprisonné. Malgré la reconstruction de son histoire, la tentative de protection en falsifiant ses idées (bon gré, mal gré, invoquant les esprits malins, les diables, la déraison). Après tout, il avait aussi profité de la qualité de l’auditoire pour se laisser emporter, présenter son esprit, sa facette, qu’on conjecture venir à la fois d’autres hérésiarques qu’il aurait croisé, de quelques lectures éclairantes et lues d’une façon inattendue. Plus décisivement, c’est la couche commune des traditions, des mythes et aspirations, à la transmission générationnelle, qui sûrement transperce à travers la poitrine de Menocchio, qui affleure aussi grâce à la culture écrite qui commence à se répandre avec l’imprimerie.


Le meunier n’est pas condamné à mort. Il ne croise pas encore le bûcher. Peut-être regrette-t-il vraiment ses positions. Peut-être supporte-t-il mal la cellule, évidemment. Sûrement, il craint pour sa famille qui se démène, bon gré mal gré, aux champs sans son expertise, sa force de travail. D’où une lettre, et la perturbation dans l’expression, dans ce qu’il raconte alors. Il n’y a plus la verve paysanne, mais une forme sage, et pourtant sournoise, une parabole où il retournerait presque la condamnation, lui, l’accusé, le condamné, se met à pardonner à ses accusateurs, énonçant la parole bienveillante de Dieu, le pardon, le rachat, l’absolution du pêché : faire de cette justice contre lui, il écrira, une grâce et non pas une colère. Et ça fonctionne. Un temps.


Un temps, sous condition il retourne au pays, se réintègre. Sans vraiment de surprises, ici (il s’agit, c’est énoncé dès le début, d’une fin misérable, d’une mise à mort), les mots contre le parasitisme du clergé y reviennent.


Pourtant, la hargne surgit, la cosmogonie qui occupe sans doute trop l’esprit, l’âme de Menocchio, s’en échappe et trouve ses voies par le prêche, l’assurance de toujours ses métaphores permettant d’approcher les sens, les mondes inconnus et nouveaux.


De nouveau, la dénonciation, la récidive. Il ne s’en sortira pas à si bon compte, cette fois. N’espère plus rien de l’hostilité de l’interrogatoire, du Saint-Office. N’espère plus rien, à vrai dire, son aîné décédé, de même sa femme, les autres enfants ayant pris leurs distances, lui, déjà vieillard. Il n’est pas sûr qu’il trouve la Grande camarde en 1599, après novembre, ou en 1600. Il aura respecté ses opinions jusqu’au bout, dans ce que ça implique de compromis, il aura aimé Dieu et son prochain.
Ginzburg rend une dernière fois honneur :
« De Menocchio, nous savons beaucoup de choses. De ce Marcato ou Marco - et de tant d’autres comme lui, qui ont vécu et qui sont morts sans laisser de traces - nous ne savons rien. »



Écrire pour ne pas mourir



Nous avons vu de Ginzburg qu’il faisait là quelque chose de vertigineux. Dresser, tisser une soie générationnelle d’une part, tendre vers une possible réparation d’un débris d’histoire d’une autre, faire affleurer des voix perdues, et bien entendu, faire parler une voix perdue en particulier, l’étrange voix de Menocchio, qui nous sonne si étrange, qui s’inscrit pourtant dans un contexte, une chose.


Je parlerai alors de choses plus personnelles, désormais. Car la traduction de son livre - même là, je n’ai lu qu’une version rapportée de ce qu’il rapporte - et sa lecture m’aura transporté, fait vibrer, émerveillé comme trop de rares pages, trop de rares échanges et œuvres, m’aura remotivé à prendre la respiration, le souffle nécessaire pour à mon tour, avec mes approximations et failles, écrire. Repenser mon rapport (celui de l’instant, celui-là parmi d’autres car ça sera toujours protéiforme) à l’écriture, ce que je veux en faire, en faire dire, et tiens à partager - dans l’espoir naïf et sincère que d’autres, ici-bas, ailleurs, soient touchés, un instant, réagissent, s’émeuvent ou se fâchent, ardent et brûlent encore. Ce texte, je vous le donne (c’est mon mensonge : je ne le donne pas, il m’appartient autant qu’à vous). Ce texte, je l’écris pour moi avant tout - comme une promesse - et sais qu’il fixe quelque chose, me fait du bien à composer.


Il y a alors un souhait de rendre compte du mutisme, « l’archéologie du silence » disait Ginzburg, rendre compte du superflu. Avec quel usage des mots, quelle langue ? Celles d’autres caractères, choses qui nous composent : être la traduction de nos aspirations, inspirations passées, présentes et à venir, et laisser quelque chose qui peu à peu perdra de son sens premier, se verra réapproprier, désapproprier, devant la cruauté du vide et de l’oubli, cruauté dont pourtant on peut rire aussi, que tout s’oublie et se maquillera toujours de noir. Pourtant, ne pas cesser d’écrire. Les mots comme chercher à s’accrocher à ce qui finira toujours. Écrire pour ne pas mourir, comme marche à sa vie, recherche de soi.


Comme les fragments d’histoires perdus, qu’on tente de recoller comme peut se faire, je répare des manquements que je me trouve à rédiger. Le manque de ne pas écrire, surtout, même si les réponses formées sont incomplètes, ne pourront jamais être complétées : il faudrait savoir la poétique parfaite à employer, et je n’y crois pas, et ne l’ai pas, il faudrait tenir compte du média, du support, du site même, des permissivités ou pas, de la rigidité. Il faut faire avec les concessions, les fatigues et sentiments, avec le désir de parfaire incessamment, de ne pas parfaire, de savoir poser un point final.


L’écriture subordonnée à la volonté. Parfois les concessions, je disais. Ce qui est simple et clair. Ce qui s’accapare d’images, de mille choses pour prendre sens. Ce qui perd sens à force de se retourner, se cacher. Mais il n’y a pas à exiger ce sens, à faire toujours sens. Les limites que je veux à ce que je peux raconter seront les miennes. Les erreurs aussi. "Échouer mieux", disait Beckett.


Le meunier de Ginzburg, sa route vient à croiser ce qui le forme, le consolide et le soutient ses connaissances sont aussi bien la fomentation, la maturation incessante de ses expériences cérébrales ou du monde, que cette confrontation solide, aux mots d’autres, aux figures qui parlent et parleront, à l’œuvre et aux tiraillements incessants en tout sens. Ainsi, petit espoir que j’y place, j’oscille, tente de me déployer, comprendre mes cheminements, mes positions en tapant à l’ordinateur, ce texte ou autre chose, en laissant partir une lettre, avec des carnets plus ou moins secrets. L’on parlait de routes, de croisements de chemins parfois, je parle parfois de ces vies esquissées comme des marches, car c’est une image qui me parle, mon passif de petit randonneur des Vosges.


En dessinant mes marches, j’aspire, je crois, à ajouter à l’opacité du monde, fournir quelques fureurs. Faire rêver d’autres, une fois - les correspondances, les poèmes personnels, des choses tirants rien qu’un trait, mais précis. Ou au contraire, je m’évertue aux bouteilles dans le vide, bien moins personnelles (l’exercice, le plaisir est pourtant bien d’y mettre du sien), bien moins simple sans doute, on ne peut pas y glisser le commun, ou alors juste ce qu’on s’imagine pouvant être partagé, connu, reconnu, ou transmis, traduit, l’héritage, avec encore autant plus de subjectivité nécessaire.


Quand je fais une phrase, un mot, je n’espère plus la certitude d’être compris - je sais très bien qu’il n’y a pas forcément de comprendre parfait, que ça n’est pas une formule, une mécanique - je sais mon impuissance à savoir prendre certains temps, freiner des ardeurs, des grandes phrases et émotions, sans ambages je poursuis mon impudicité : mon ce-que-je-suis, et que peut-être je me plais à dessiner un peu plus sous les sèmes, les symboles, la plume parfois, l’oralité, les lettres en pixels le plus souvent. Que suis-je sinon la somme de mes rapports au réel, brut ou dématérialisé, lointains ou proches ? Profonds intérieurs, souvenirs laissés par une carte postale, un mot, fermer les yeux et les recomposer. Quelque part des visages délaissés, de mémoire. Quelques souhaits, en écrivant : combler les gouffres de l’oralité, réaffirmer la vie - la minuscule - et les vies - les histoires et le déroulement, le temps sans cesse : « En mettant bout à bout toutes nos solitudes / On pourrait se sentir un peu moins effrayés / Un peu moins effrayés » disait la chanson.
J’ai voulu chercher des traces. Lire Le Fromage et les Vers m’a rappelé qu’encore je le voulais.
J’espère que ça puisse le permettre à vous autres, inconnues, inconnus, et pour l’heure :



« “Be of good heart,” cry the dead artists out of the living past. Our songs will all be silenced – but what of it? Go on singing. Maybe a man's name doesn't matter all that much.»



Orson Welles, F for Fake


Rainure
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le 2 déc. 2019

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