Roman absolument étonnant, de page en page. La narratrice a beau annoncer dès le départ qu'elle a tué sa mère et que le héros qu'elle suit dès le départ est mort, qu'elle est très vieille et probablement (le titre n'est pas une maigre indication) immortelle, l'histoire ne cesse de bifurquer d'une atmosphère à l'autre. La narratrice théorise cet effet proche de l'image surréaliste dans une confidence sur la source de sa richesse: plonger un être dans un environnement qui n'est pas le sien crée de la beauté et du récit.
Il y a donc beaucoup à dire sur le roman. Tout d'abord, Dufour joue sur trois niveaux temporels au moins à chaque moment de la lecture: celui de l'action, en 2113, celui de la narration, deux siècles plus tard, et enfin le notre; la narratrice s'adresse à un destinataire inconnu qui n'a pas connu l'époque dont elle parle, ce qui nous permet de découvrir de façon didactique cette dernière; mais elle part des connaissances de ce dernier, qui ne sont pas les nôtres. L'habituel festival de néologismes et de termes techniques est donc renouvelé par ce dispositif inhabituel, auquel s'ajoute l'abondance de termes "chinois" (je ne ferai pas le malin en disant mandarins ou autre, puisque je ne les comprends pas du tout). La désorientation que provoque le vocabulaire est beaucoup moins forte que la mélancolie percée de plaies encore vives que distillent les commentaires de la narratrice sur sa "jeunesse".
L'anticipation est absolument raliste sur les plans qui nous sont familiers aujourd'hui: technologie toujours plus avancée et déportant tout vers le virtuel et l'immatériel; environnement empoisonné et détruit de façon irréversible. Toutefois, c'est l'anticipation politique et sociale qui m'a le plus frappé, tout simplement parce qu'elle se nourrit de ce qu'on a dit de plus pessimiste sur le cœur humain. La vie dans les tours est intéressante; la vie dans les profondeurs est dantesque, un Dante qui aurait lu Sade et, disons, Soljénitsine. Je n'oublierai pas de sitôt l'arène centrale et le personnage de path.
Le fil du récit est très bien tenu, en dépit d'une rupture au milieu du roman si franche et si abstraite qu'on pourrait la trouver très gratuite. Une fois l'ensemble achevé, la narratrice prend quelques pages pour faire jouer les diverses facettes de ce diamant; je n'ai pu qu'admirer sa perfection pendant qu'elle les détaillait: complot paranoïaque, illustration de la folie auto-destructrice de l'humanité, drame de l'amitié amoureuse, vengeance de la Nature manipulée, retour de bâton des vaincus de l'Histoire, etc. L'aspect intime de cette histoire prédomine évidemment dans cette coda, car comme dans les Mémoires d'Hadrien, l'intime provoque des répercussions universelles.
Or, dans ce roman, le cœur humain est un lieu mystérieux où l'horreur cohabite avec la bonté, sans que ces deux extrêmes s'opposent ou soient indépendants; on est ainsi tenu tout le livre durant par l'ambiguïté de tous les personnages, à l'exception peut-être de cmatic le lâche et de cheng l'irréductible, et, pour finir, la confession de la narratrice prend bel et bien des allures de justification, non de ses crimes passés, mais de celui dont elle fera la demande dans une dernière page terrible.
Dufour dit avoir voulu faire un texte à la Yourcenar dans un texte de science-fiction. La réussite dépasse de loin ce qu'un tel projet peut laisser entrevoir.

Surestimé
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le 2 janv. 2011

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Surestimé

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