Le nihilisme dissimulé dans les chaleurs moites d'un club de jazz.

Le tonnerre assourdissant d'un orage couvrait le son d'un morceau de jazz joué dans un club miteux des bas-fonds de Los Angeles. Les éclairs illuminaient à leur tour les rues ténébreuses et pourtant truffées de luminaires clignotants d'une ville rongée par le vice et la corruption. Dans cet air malsain, James Ellroy laisse sa plume nous époustoufler avec son deuxième opus du "Quatuor de Los Angeles". Le Grand Nulle part est évidemment un chef-d'oeuvre, réussissant l'exploit d'être à de nombreux égards supérieur au Dahlia Noir, et qui pourtant constitue dans le style et la fougue la continuité du premier roman. L'auteur nous laisse quelques repères : la géographie de lieu, quelques personnages récurrents comme le Procureur Ellis Loew ou le bandit Mickey Cohen, et évidemment cette noirceur, fidèle compagnonne de route de James Ellroy. Bien sûr, "cherchez la femme", encore et toujours. L'auteur se recycle tout en se réinventant. L'intrigue est formidable, mais le génie du romancier s'incarne surtout dans la construction des trois personnages principaux qui frisent l'extraordinaire. Danny Upshaw, jeune adjoint du shérif, torturé par son passé et par lui-même, à l'identité sexuelle ambigue, découvre en 1950 une série de cadavres d'homosexuels torturés, mutilés et même dévorés. Frappé en son intimité par cette indicible violence, il en fait une affaire personnelle. Parrallèllement, Mal Considine, homme de police d'avenir, auréolé par la gloire d'avoir tué un Nazi pendant la guerre, se bat pour la garde de son fils adoptif dont il avait ramené la mère d'Allemagne. Entre eux, le chiffon brûle avec violence et haine et pour obtenir cette garde tant désirée, il accepte de participer à une véritable opération contre les communistes de l'UAES, des militants présents dans l'industrie cinématographique d'Hollywood, sous le joug d'Ellis Loew qui vise le poste de Gouverneur. Son objectif est simple : monter un dossier pour le Grand Jury afin de couler l'influence communiste à l'aube de la Guerre Froide, et permettre à lui et à son coéquipier, Dudley Smith, une grande montée en grade. Et, finalement, Buzz Meeks, ancien policier aux moeurs corrompu pensionné après une fusillade, devenu garde du corps et rabatteur pour un magnat, se retrouve mouillé dans l'affaire du Grand Jury, et également dans une relation amoureuse avec la femme de Mickey Cohen à l'influence considérable. Ces trois parcours vont se téléscoper et nous donner un grand roman noir, un véritable chef-d'oeuvre extraordinaire de pertinence, de maîtrise et de noirceur.


Au-delà de la typologie du roman noir dont James Ellroy est le maître d'oeuvre, et dont j'avais déjà défleuré le sujet dans ma critique du Dahlia Noir, il y a quelque chose d'une sensibilité littéraire et humaine extrême dans ce roman. L'auteur mêle la résiliance, les aspirations profondes et égoïstes des personnages, le cynisme et en même temps une véritable aspiration au pardon. Il y a bien sûr quelque chose de christique et de mystique dans cette quête de sens ellroyenne, la quête de figures tutélaires et d'une forme d'un grand salut, le tout plongé dans un univers noir à l'extrême dans lequel si le sauvetage individuel est possible (et encore), le sauvetage collectif de la société est absolument impossible. L'homosexualité refoulée d'un jeune lieutenant, l'amour d'un fils d'un policier et la culpabilité d'un ancien flic corrompu sont des exorcismes de la nature sombre de l'homme, et de sa volonté perpétuelle ou de se venger ou de se racheter. Il n'y a jamais rien de gratuit. Buzz Meeks se révèle être finalement le personnage qui réussit seul son rachat, grâce à la mort des autres. D'autres personnages, plus secondaires, sont évidemment très intéressants : Claire De Haven, cette nymphe impitoyable, mauvaise et idéaliste, qui fricote avec des hommes amoraux et aux penchants plus que troubles (notamment l'inceste et le narcissisme par Loftis). Ce roman est une véritable peinture bicolore : tout en noir, et à la fin, une passerelle infime, comme une petite tâche, vers la Lumière.


Le style est un peu moins travaillé et structuré que dans le Dahlia Noir. Il passe au second plan par rapport à l'intrigue. La richesse en information et en description, qui contribue à une grande sensation de réalisme, peut parfois porter un peu en lourdeur. Cependant, il est incontestable qu'il y a quelque chose de très addictif dans cette hyperinformation que James Ellroy nous inflige, parce qu'elle tend à imiter les lumières épileptiques d'une avenue de Los Angeles dans les années 50. Le suspens est réellement présent alors même qu'il n'est pas outrancier et vulgaire. L'horreur elle-même est abordée d'une telle manière qu'elle semble couler de source, nous terrifie bien plus efficacement que tout ce qui pourrait être artificiellement gore ou glauque. Finalement, il y a beaucoup de naturel et de complétude dans l'écriture de cet auteur dont je tombe de plus en plus amoureux. Le livre se lit comme on écoute un morceau de jazz, un peu comme un solo de trombone qui, sous des airs parfois brillants, exprime un profond nihilisme : le Grand Nulle Part.

PaulStaes
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le 9 avr. 2018

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Paul Staes

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