Le coeur d'une ville est comme le coeur d'un mortel

Le roman d'Aurélien Bellanger n'en est pas vraiment un. D'ailleurs, le terme roman, aujourd'hui utilisé pour presque toutes les productions littéraires en France, est totalement galvaudé. Galvaudé parce que le roman implique une fiction, et ici la fiction est difficile à cerner, disons qu'elle est composite, une histoire, et là encore l'histoire n'est pas tant le coeur du livre.


Certes, Aurélien Bellanger nous parle d'Alexandre Belgrand (ils ont les mêmes initiales), narrateur, urbaniste brillant, bourgeois des Hauts-de-Seine qui va se mettre tout naturellement au service du prince, c'est à dire du futur président Nicolas Sarkozy avant de connaître une disgrâce. Le nom de ce dernier n'est jamais prononcé, comme si le prince n'était qu'un vague concept, comme si ce nom aurait amoindri la vision éloquente qu'en fait le narrateur au début du livre. Bellanger est dans la droite lignée de Houellebecq et d'ailleurs il le revendique, ayant publié un essai sur le sujet. Son "roman" s'émaille de longues considérations sociologiques, économiques et politiques. Il y a du journalisme, du technicien dans son regard. Il se perd dans des détails techniques sur l'architecture, l'organisation du territoire francilien, tente d'y adjoindre une vision cohérente, en décrivant les acteurs, les strates administratives de cette ville fleuve et monde qu'est Paris. On y retrouve beaucoup d'allusions à l'actualité de l'époque, des commentaires sur la vie politique. C'est quasi documentaire, parfois passionnant, parfois un peu difficile à accrocher.


Le narrateur n'est jamais vraiment l'acteur du récit. Il en est un témoin. Il obtient des postes et des privilèges par la chance, par son statut, par opportunisme. Il n'accomplit rien, comme si le héros, comme dans les livres de Houellebecq était condamné à être un antihéros, souvent antipathique d'ailleurs. Le narrateur ne se cache pas de ses convictions de droite, de son pragmatisme, de son cynisme, de son snobisme aussi. Mais il se moque de lui-même, dépressif, cynique, ironique et se noie dans l'alcool. Le héros a un vice originel comme dans celui de la Carte et le Territoire de Houllebecq, livre aux thématiques similaires. Son parcours initiatique dans la région parisienne, mais aussi dans Adrar, aux confins du désert algérien, est une sorte d'errance, sans but, un prétexte à des considérations sur le monde contemporain et la ville.


Le constat sociétal du narrateur va de pair avec l'explication de la ville parisienne : Les Hauts de Seine sont devenus un bunker qui résiste au dynamisme de la Seine Saint Denis, nouveau coeur cosmopolite de Paris et de la France. Finalement, l'échec de Sarkozy et du narrateur, c'est d'oublier ce morceau de l'Ile de France, d'avoir été conservateur, dans la ville, et dans la vie, que le coeur de la France et son futur étaient là. Le constat amer pour la droite d'une identité française qui se délite au profit d'un cosmopolisme et d'un islam libéral triomphant. Le même que Houellebecq. Mais tout cela n'est pas aigre, mais cynique, ironique, mordant et très critique envers cette vieille bourgeoisie incapable de changement.


Stylistiquement, le livre est écrit dans un langage soutenu, parfois technique, s'attarde sur de nombreuses considérations philosophiques et sociales. Les dialogues sont rares, les personnages croisent le narrateur dans un va et vient aléatoire. L'intrigue est presque plate, celle d'une ascension sociétale amenée à avorter rapidement, avec des rebondissements aussi terre à terre que quotidiens, plus errance qu'épopée. Le narrateur est d'une banalité absolue. C'est ce qui rend précisément l'identification possible. Ayant vécu parfois un parcours similaire à ce narrateur, les classes préparatoires, les grandes écoles, la bourgeoisie parisienne, c'est finalement le portrait d'une génération dorée amenée à disparaitre que Bellanger décrit avec ironie. La tendresse est évacuée, l'émotion aussi. Restent une sorte de mystique de la ville et Paris seul vrai personnage du livre, auquel l'auteur prête les plus beaux passages, et rend hommage, hommage vibrant à une ville hors norme, toujours plus concurrencée par d'ambitieuses rivales. Mystique qui va d'ailleurs de pair avec la conversion tardive du narrateur à l'islam, comme si l'islam était désormais la seule réponse face à un christianisme moribond et un monde incompréhensible, on est ici très proche de Houellebecq.


Ce livre est l'expression d'un genre littéraire apparu en France il y a plusieurs années maintenant, un genre qui détricote la fiction pour adopter une posture passive face à un monde en plein mouvement dont le mouvement échappe à l'écrivain, constat d'une écriture impuissante qui ne peut que rendre compte. Wikipédia devient l'objet littéraire, comme la fiche technique, comme la notice, comme si finalement le monde en était arrivé là, à la platitude la plus extrême. Le genre atteint aussi ses limites, atteignant déjà un stade où la littérature devient si réaliste et plate qu'elle s'amoindrit dans sa dimension plastique et esthétique. Déroutante lecture donc, où seul Paris est un personnage et où le reste, l'intrigue, les personnages, les sentiments, ne sont plus que des impressions vaporeuses et évanescentes. Le vrai coeur du livre c'est celui de la ville qui bat.

Tom_Ab
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le 8 sept. 2017

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Tom_Ab

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