Pour moi, il y a deux Vargas Llosa : celui resplendissant et enjoué de La fête au bouc, La guerre de la fin du monde ou La tante Julia et le scribouillard, et celui qui se laisse écraser par son sujet dans Le rêve du Celte, par exemple. Ce roman épatant appartient à la première veine et m'a emportée allègrement à sa suite dans un tourbillon drôlement bien fichu, puisque deux trames s'entremêlent pour n'en faire finalement plus qu'une au moment le plus inattendu. Il y a là une construction exemplaire qui rend l'intrigue imparable. Et jusqu'à la toute dernière page, des enjeux dramatiques empêchent de poser le livre. C'est un Pérou à l'image du monde contemporain qui s'anime devant nous : traversé de courants violents mais aussi habité par des personnages apparemment ordinaires que l'auteur nous rend attachants en les confrontant à des défis exigeants mais pas si extravagants qu'on pourrait le croire à première vue. Le premier, don Felícito, possède une petite entreprise et reçoit une lettre lourde de menaces implicites d'une mafia mystérieuse. Le deuxième, don Rigoberto, accepte d'être le témoin de mariage de son richissime patron, décidé à convoler avec l'une de ses domestiques et à se mettre ainsi à dos toute la bonne société de Lima et ses deux fils intéressés. De ce point de départ dynamique, l'auteur nous entraîne dans un imbroglio qui ne néglige jamais l'intimité de ses héros : celle des policiers qui enquêtent sur la tentative d'extorsion, des épouses des deux héros modestes, mais aussi de tout un tas de personnages secondaires aussi attachants qu'indispensables, qui donnent une incroyable substance à ce récit. Il se permet même le luxe de frôler le fantastique à moment donné, assez finement, sans succomber à sa tentation souvent dangereuse. Un magnifique projet littéraire, donc, dont la réussite la plus éclatante, selon moi, est d'innover en matière de dialogues, en entrecroisant plusieurs temporalités dans une même scène sans ménager aucune transition. C'est-à-dire que, sur le même thème, plusieurs dialogues entre différents personnages n'en forment plus qu'un, articulé autour de l'un des protagonistes, présent à ces deux moments distincts et s'adressant à des interlocuteurs différents. Cette astuce aurait pu plomber la lecture si elle avait été mal maîtrisée, mais n'est pas Nobel qui veut et Vargas Llosa confère à ces scènes complexes et risquées une fluidité folle, qui m'a remplie d'admiration et d'enthousiasme. Bref, une très belle réussite, pleine de charme et d'astuce. J'ai lu ce roman en espagnol, dans une édition Debolsillo de chez Penguin exempte de fautes mais qui m'a laissée perplexe quant à sa couverture... que représentent donc ces deux incisions triangulaires ? Et, surtout, pourquoi donc don Ismael est-il propulsé devant don Rigoberto dans la 4ème de couverture ? Un mystère. Déjà que le titre, "El héroe discreto" ne laisse pas d'interroger le lecteur... lequel de ces protagonistes mérite-t-il donc ce singulier mystérieux ?