On aurait pu s'attendre à ce que la trop grande technicité des descriptions de partie servent de repoussoir, mais l'auteur est un malin et a un coup d'avance à chaque fois : quand le lecteur béotien est à deux doigts de coucher son roi, il sait glisser une petite phrase métaphysique qui donne la clé de la partie en cours et la transforme en réflexion quasiment poétique sur les relations humaines. Et ça, c'est fortiche, parce que, en dépit des apparences, il ne perd jamais de vue le parcours personnel de son étrange héroïne, si douée et si seule, et nous permet de ce fait de rester connectés à elle, petite fille trop intelligente confrontée à l'hostilité hermétique du monde. C'est le fait des bons auteurs et des bons livres, ça, je trouve : éreinter un domaine pointu, voire obscur, pour en extraire un remède universel contre l'isolement dans lequel on vit en général, au milieu de tous nos congénères. Il se peut que ce soit une lecture tout à fait personnelle de notre aventure collective, mais, malgré tout, le schéma peut s'appliquer à nombre d’œuvres de l'esprit qui ont rencontré un certain succès. En l'espèce, une petite orpheline de 8 ans tombe aux mains des sadiques religieux qui font métier de martyriser l'enfance en péril, mais la rencontre fortuite avec les échecs offre à son cerveau assiégé par l'absurdité du monde un exutoire salutaire. Commence alors un parcours initiatique comme on les aime - une sortie progressive des ténèbres ponctuée d'affrontements à l'aveuglette avec les démons en embuscade tout autour -, qui mène l'innocent génie au bout de sa résistance mentale, dans un Olympe masculin et rationnel dont personne ne lui envie la fréquentation. Ça vaut le voyage (à condition de ne pas se laisser plomber par l'insondable ignorance qu'on nous renvoie à la figure à chaque page, en matière de stratégie, notamment...) et ça permet de revoir l'imagerie mentale qu'on trimballe éventuellement à propos de ce jeu agressif et profondément paranoïaque... Au moins le temps d'un roman. Parce que, quand même, il reste symptomatique d'un monde radicalement divisé et binaire où la raison du plus fort reste toujours la meilleure. Je me dis presque avec surprise qu'il m'est encore possible d'éprouver de l'intérêt, quasiment en archiviste, pour ces logiques d'affrontement systématique qui ont gangréné notre monde pendant tant de siècles, alors même qu'elles continuent à occuper les sommets de nos organisations sociales et la quasi totalité de notre espace médiatique. Malgré tout, la distance avec laquelle on peut à présent considérer ces histoires regrettables tend à montrer que nous en sommes déjà sortis. Ou c'est ce que j'ai envie de croire, et pas forcément ce que l'auteur a voulu démontrer. Après tout, un roman, c'est autant de lectures que de lecteurs...