C’est la première pièce de Strindberg dont nous ayons conservé le manuscrit. Écrite alors que l’auteur avait vingt ans, elle pâtit évidemment du manque de maturité et des emballements idéologiques qui sont presque inévitables à cet âge-là. De fait, l’œuvre en tant que telle n’est pas citée dans la liste des écrits de Strindberg, sous Wikipédia, seulement un film qui en a été tiré, et qui ne transcrit pas cette pièce, mais la vie de Strindberg.


Pour cadrer l’intrigue, qui peut paraître bizarre à un lecteur français du XXIe siècle, il faut savoir qu’en 1869, la Suède (Strindberg est un auteur suédois) s’industrialise, que la bourgeoisie en profite pour se développer, et qu’elle a parfois tendance à préférer une religion plus libérale que le luthéranisme officiel, trop strict et enclin à imposer une version sévère et punitive du christianisme.


Or, le héros de la pièce, Karl, est un étudiant adepte d’une version libérale du christianisme, l’unitarisme, qu’il connaît surtout par les écrits du pasteur étatsunien Théodore Parker (qu’il n’hésite pas à placer au rang de véritable prophète religieux). Face à Karl, son frère Gustav, candidat pasteur de l’Église luthérienne officielle, représente avec un fanatisme et une étroitesse d’esprit simplificatrice, le christianisme sévère et répressif qui semble bien enraciné dans la société suédoise.


La pièce démarre donc sur une discussion théologique entre étudiants, empreinte de la passion et du manque de nuances dont on fait communément preuve à vingt ans. En gros, l’étudiant Filip s’y montre clairement libre-penseur au sens actuel (athée, la religion n’est que singeries, etc.), tandis que l’étudiant Karl (qui représente Strindberg) est adepte d’un christianisme positif, affectif, ouvert et généreux, entrant en contemplation devant les merveilles de la Création. Seul problème : comme Parker (son maître à penser), Karl ne pense pas que Jésus-Christ soit d’essence divine, et ça, ça ne pardonne pas dans la société suédoise qui passe une bonne moitié de ses dimanches au temple luthérien.


Le lecteur commence alors à se demander si on va continuer à le trimballer dans une suite de discussions théologiques planantes dont il n’a cure. Mais Strindberg redresse le tir : dans un deuxième temps, il incarne Karl dans la société de son époque, et là, on retrouve les problèmes personnels de Strindberg : comme l’auteur, Karl se montre opposé à l’hypocrisie sociale, à la religion répressive (ce qui le rend sympathique), mais personne dans sa famille ne supporte ces écarts idéologiques qui placent Karl en état d’ « hérésie », et le font rejeter par tout le monde.


Outre la rupture avec sa famille, l’enjeu dramatique de la pièce donne à voir la rupture entre Karl et sa fiancée, qui, sous la coupe de son frère Gustav, finit par rejeter Karl pour lui préférer Otto, le frère de Karl.


Le libre-penseur « authentique », selon Strindberg, c’est donc bien Karl, dont les discours généreux et lumineux – mais tout aussi intransigeants que ceux de Gustav – finissent par le faire rejeter par tout le monde, y compris par l’État, qui le vire de sa place, pourtant modeste, de maitre d’école.
Karl est assurément le double de Strindberg, révolté continuel contre l’hypocrisie sociale, et malheureux dans ses relations avec les femmes, dont pourtant il ne pouvait se passer. Une réflexion fort misogyne échappe à Karl au moment de la rupture : sa fiancée refuse de le suivre parce que « ce n’est qu’une femme », qui préfère le confort d’une respectabilité bourgeoise et hypocrite à l’aventure de fondation d’un monde nouveau, que Karl projette de réaliser an Amérique... Le père de Karl, riche propriétaire, est présenté comme un mauvais chrétien, qui tient étroitement aux formes de la religion et au respect des offices religieux, mais qui n’hésite pas à chasser de sa terre un travailleur devenu improductif.


Les dialogues des étudiants manquent singulièrement de naturel : leurs envolées métaphysiques ont des allures de parades de cirque et de bagout de bateleur sur une estrade. Les scènes de rupture montrent trop rapidement vers des situations de tension qui doivent être tranchées sur-le-champ. Les enthousiasmes romantiques de Karl, et ses engouements pour l’exaltation que lui valent ses contemplations de la nature suédoise, sont en revanche de beaux moments.


On déplore évidemment que l’artiste remarquable qu’a été Strindberg ait dû connaître tant de malheurs dans sa vie, en se positionnant, comme Karl, seul contre tous. Le lecteur d’aujourd’hui retrouvera dans l’Islam les raideurs et les intransigeances dont font preuve Gustav et Karl. Quant aux religions chrétiennes, elles ont mis beaucoup d’eau dans leur vin.

khorsabad
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le 3 oct. 2015

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