La rue et la rage

Qu'il emprunte une voie purement romanesque ou semi-autobiographique, comme dans Le livre de Kells, les livres de Sorj Chalandon ont un accent de sincérité et de générosité qui ne trompent pas ses lecteurs et expliquent leur succès. S'y ajoute un style plus travaillé qu'il n'y paraît, une farouche âpreté qui éloigne tout pathos, une manière très personnelle de décrire la misère, la tristesse ou la déréliction, contondante et en même temps proche d'un certain lyrisme. Bref, Le livre de Kells, qui relate ses premières années loin du père honni et violent, à l'épreuve de la rue puis en compagnon de lutte de la gauche prolétarienne, est un roman d'apprentissage d'une grande puissance qui ne cherche pas à apitoyer, mais à témoigner et à raconter au plus près des faits, tels que la mémoire les reconstitue et les déforme, peut-être, mais quoi qu'il en soit, seul Sorj Chalandon sait là où se niche la part de fiction dans ce récit de ces années enragées. Au-delà, et presque surtout, c'est l'histoire d'une époque qu'il fait resurgir, méconnue de la plupart de ses lecteurs, celle de la France post-soixante-huitarde, pas celle des bourgeois, bien sûr, mais celle des solitaires du bitume et des militants maoïstes, même si la plupart ne connaissaient que la couverture du Petit livre rouge. Au passage, des noms lointains et parfois oubliés reprennent vie : Bruay-en-Artois, Lip, Pierre Overney, etc. À la fin de son livre, l'auteur résume en peu de mots ce que sont devenus ses copains gauchistes. L'émotion, élégamment contenue jusqu'alors, peut alors frapper de plein fouet.