Croire ou ne pas croire, telle est la question

Difficile de se faire une idée claire sur Le Livre Rouge.


J'ai siroté ses 600 et quelques pages pendant deux mois, en soulignant des passages et en guettant une quelconque conclusion à ce voyage fantasmagorique. L'introduction a été assez salutaire, ayant permis de replacer l'écriture dans le contexte historique, scientifique et artistique. Ce n'est donc qu'à partir du point de vue de "l'esprit du temps" que j'ai réussi à saisir l'importance de ce manuscrit, dont j'ai cueilli quelques photos lambda sur google images. Il s'agit à mes yeux plus d'un livre-objet, qui a commencé à germer au moment où Jung rencontrait les dadaïstes, tout en refusant de penser que ses illustrations et une partie de ses textes les plus lyriques (donc ce livre en soi, englobant l'intégralité de cette production non scientifique) n'étaient pas de l'art à ses yeux. Peut-on parler d'art brut, de littérature apocryphe? Quelle est cette ressemblance étrange avec un ouvrage de moine copiste? Un livre publié sans l'être, retranscrit par plusieurs mains, remanié à des dizaines d'années d'écart, une énigme visuelle et textuelle difficilement discernable du délire d'un aliéné. "Pas étonnant que Jung ait dit qu'il pensait être devenu fou", ont rétorqué les rares l'ayant eu entre les mains. A juste titre, car l'un des chapitres met en scène Jung dans un asile d'aliénés. Mais de quoi ça parle? De psychanalyse? De lui? De son monde intérieur? De la religion? De l'histoire? D'une histoire inventée? Il est assez certain que c'est un texte qui demande au lecteur de se projeter dedans. Jung dit assez clairement l'intention de montrer son chemin, non le chemin, sans pour autant expliquer ce qu'est un chemin à proprement parler.


Mythologie personnelle


Jung n'aura pas inventé ce terme pour rien. Dans Le Livre Rouge il y une suite de dialogues entre le docteur et Saint Elie, Salomé (ayant coupé la tête de Jean-Baptiste), Philemon (un philosophe obscur), un sage ermite (d'il y a 2000 ans), des serpents, des colombes, une morte (d'origine égyptienne), Jésus, Satan sous plusieurs formes, et j'en passe et des meilleures. Les écrits de Nietzsche ont en effet été assez marquants pour Jung, puisque l'idée de la mort de Dieu le hante tout au long du texte. Nous pouvons même parler d'une obsession avec la déité, en remarquant le retour perpétuel à une idée de spiritualité reniée, puis païenne, puis faussement Chrétienne, puis bouddhiste ou orientaliste, idée de croyance perdue, retrouvée, reniée, puis réinventée. Jung semble être, dans cet espace de mots retranscrivant un conflit avec lui-même, suspendu entre son père prêtre et Nietzsche. La religion Chrétienne est omniprésente, non seulement dans la nature des visions, mais aussi dans tout le contraste que Jung vit entre péché et pénitence, enfer et paradis, haut et bas, noir et blanc. Des visions mélangées d'horreur et d'extase revisitent la mise en croix et le sacrifice rituel, jusqu'à évoquer des scènes de cannibalisme. Le sacré côtoie le sacrilège, la messe côtoie l'occulte et l'alchimique. Certains écho aux différentes arcanes majeures du tarot se voit (à mon avis) dans l'épisode du pendu entre le ciel et la terre, dans les Sermons de Philemon lorsqu'il évoque l'étoile comme septième lumière divine... Je ne nie pas l'effet à la fois perturbant et confus induit par les différents épisodes, tous reflétant un état préhistorique de l'esprit humain. Ce qui reste le plus perturbant cependant, c'est d'arriver à penser que l'intégralité des personnages évoqués dans Le Livre Rouge sont une création de la pensée de Jung, une multiplication de sa personne. C'est à ce moment qu'on perd pied et qu'on est pris d'effroi, en présupposant qu'un homme dédoublé, ou plutôt multiplié, se parle à lui-même comme à un étranger qu'il n'a jamais rencontré. Peut-on parler d'une bipolarité maîtrisée? Les légendes aident cependant à s'accrocher à quelque chose de tangible, légendes très bien pensées, notamment lorsqu'elles citent la manière dont Jung analysait les délires religieux chez certains patients. On ne peut renier l'intention prophétique qu'il y a derrière le texte, même après le déni de Jung, notemment lorsque certaines visions sont des prédictions de la première guerre mondiale. Malgré tout, cette épopée mythique n'a pas de conclusion en soi. Le dernier dialogue met en scène le magicien Philemon et Jésus, dans le jardin de la maison de Jung. C'est à croire que les visions auraient continué à l'infini, au-delà du livre lui-même. A-t-on le droit d'être déçu, une fois qu'on a appris à manier les différents symboles mis en scène, de ne trouver aucune morale à cette déambulation dans la folie?


Paradoxe de la raison


Jung atteste que la plupart de ses théories psychanalytiques viennent de ce magma diforme qu'est Le Livre Rouge. Celle d'Anima / Animus, d'Eros et de Libido, et même des conférences où il analyse des mythes et légendes comme étant des métaphores de l'esprit humain. Il n'est pas non-plus anodin que la dispute avec Freud soit survenue à un moment-clé de la rédaction de ce livre, puisque c'est à travers la métamorphose décrite dans ce dernier que l'acceptable et l'inacceptable sont mis sur le même plan dans la conception Jungienne. Jung est même allé jusqu'à se servir de ses dessins les plus étranges comme exemple de productions faites par "un patient", dans plus d'une publication, les plus mis en avant ayant été ses mandalas. Mais que voulait-il dire dans cet énorme pavé? La question reste en suspens. Il se peut fort bien que ça ait été un moyen pour lui de faire sa propre psychanalyse, ce qui lui aurait permis un détachement total de ses angoisses (il semble se faire maltraiter tout le long du récit). L'adage "Il faut faire ce que dit le psy, non ce que fait le psy" peut donc s'appliquer ici. Car à la fin de la lecture, on a certainement du mal à croire que tous ces personnages n'étaient pas en vérité une partie de Jung lui-même. On a tout autant du mal à croire que l'existence de certains points étranges de ce livre soient purement inventés. Comme on a du mal à croire qu'on puisse appliquer tous les symboles du livre à soi-même. Il serait même dangereux de se concevoir en essayant d'immiter la façon dont Jung s'est pensé dans ce bouquin décalé.

StancaSoare
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le 18 févr. 2022

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