Le Livre Rouge n'a été publié que récemment. Il contient pourtant toute la doctrine de l'un des pères de la psychologie, Carl Gustav Jung, mais celui-ci considérait que son langage serait incompréhensible pour son époque.

... Et pour cause !

Quel étrange ouvrage ! Le mettre côte-à-côte avec le Nouveau Testament ou quelque chose de cet acabit ne serait pas excessif, à la fois pour son contenu, sa forme et son ambition.

À l'origine de l'œuvre, un « dialogue » que Jung a décidé d'entreprendre avec son âme, par le truchement de rêves, comme ces nombreux rêves de l'hiver 1913-1914 montrant des vagues de feu déferlant sur l'Europe et qu'il a enfin compris, avec soulagement, le jour du déclenchement de la guerre, ou par le truchement de visions qu'il était apparemment capable de susciter.

De ce dialogue avec son âme ressort une philosophie complète qu'il est bien difficile de résumer — déjà est-il difficile de comprendre ce livre ô combien mystérieux, mais joliment écrit, par une successions d'histoires, en fait des rêves ou des visions que l'auteur aurait eus. La question de la mort de Dieu, telle qu'elle fut posée par Nietzsche dont l'ombre plane sur toute l'interrogation de Jung, hante cet ouvrage qui se propose presque comme une longue méditation sur la venue du Christ, sur le sens de son propre sacrifice, et celui de la Cène et ces paroles de Jésus : « Prenez, mangez, ceci est mon corps (...). Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés » que Jung ne manque pas de relier aux sacrifices humains des peuples primitifs.

Pour autant, c'est païen que s'affirme peu à peu Jung au fil de sa plongée dans sa psyché. Le christianisme n'est qu'une parenthèse avant le retour des dieux, qui coïncidera avec l'entrée prochaine de l'humanité dans l'ère du Verseau. Fidèle à Nietzsche, Jung juge sévèrement le christianisme : un poison qui a fait croire les hommes en des valeurs erronées, car absolues. Pour autant, la signification-même de la venue du Christ et de son sacrifice n'ont pas encore été comprises ; on a voulu imiter la vie du Christ, mais jamais vivre comme il a vécu. C'est-à-dire, pense Jung, vivre pleinement sa vie propre, et non celle des autres ; vivre dans le don inconditionnel de son amour. La croyance en un Dieu terrible et qui pardonne a libéré les hommes de cette obligation.

Jusqu'à présent, les hommes ont vécu en « vivant la vie des autres », et non pas la leur propre, c'est-à-dire la vie vécue sous le mode de la grande affirmation nietzschéenne, elle-même répondant à l'éthique de la tragédie grecque ou homérique : dire Oui à la vie, à la vie telle qu'elle se présente par et pour nous : notre destin. Ne pas assumer son destin ne laisse pour option qu'imiter le conformisme social ambiant, c'est-à-dire des formes présupposées de la vie, ce qui génère frustrations et troubles sociaux, dont la Grande Guerre paraît à Jung l'évènement historique (ou historial comme dirait Heidegger, c'est-à-dire à portée mythologique) signifiant que l'humanité doit entrer dans une nouvelle ère — celle de la mort de Dieu et du retour des dieux sous un nouveau contrat : un contrat où les hommes cessent d'être esclaves des dieux (cette idée rappellera celle des dieux immuables et insouciants du destin des hommes d'Epicure, appelant l'idée d'un service minimal rendu aux dieux). Prendre pour soi le symbole hérité de l'inconscient collectif pour bâtir sa vie propre selon son destin, tel est le cœur de la psychologie analytique de Jung et de sa pratique thérapeutique.

La mort de Dieu signifie qu'il n'est plus possible de croire dans les absolus : le Vrai, le Bon, le Beau. Le Faust de Goethe est l'autre œuvre qui hante le Livre Rouge. Jung juge sévèrement la vie qu'il a menée jusque-là, comparable à celle de Faust : celle d'un savant ayant dépensé toute son énergie à l'étude stérile des différents savoirs ; il signe un pacte avec le diable pour pouvoir vivre vraiment, et notamment aimer. Fortement influencé par maître Eckhart, Paracelse, Nicolas de Cues et les autres grands philosophes (plus ou moins hérétiques) de la Renaissance, Jung défend une perception du monde correspondant au principe de la coïncidence des opposés : le Bon et le Mal ne s'excluent pas mutuellement : ils sont une seule et même chose, deux faces d'une même pièce. Le Mal et le Bien ne s'opposent nullement : ils se distinguent qualitativement par une simple différence. Faire vivre ensemble les opposés, telle est la doctrine prônée par Jung : être un savant et un mystique à la fois par exemple, ne pas succomber aux excès mais rester dans le juste milieu. Ce qui est aussi très nietzschéen ; de même l'invitation à vivre la vie telle qu'elle est, à prendre le monde tel qu'il est, entièrement, sans ressentiment, dans une éthique du laisser-être plutôt que du devoir-être. Jung tempère toutefois Nietzsche qu'il qualifie de trop violent et ne tombe pas dans le piège tendu de la volonté de puissance.

Ces modestes lignes ne font sans doute qu'effleurer la complexité de ce livre baignant dans l'ésotérisme, la gnose, la théologie, la philosophie et autres arts occultes aujourd'hui oubliés qui mérite certainement bien des relectures et un long remâchage pour être pleinement assimilé. C'est en tout cas un grand livre de sagesse, étonnant, déroutant, passionnant, qui, je crois, peut difficilement laisser indifférent.

Antrustion
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le 22 mars 2024

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