Ce livre, je l’avais lu il y a des années et (trop) vite coté en m’inscrivant sur SC. Il m’en était resté le souvenir d’un roman maudit, terrifiant et sulfureux. J’ai eu récemment envie de le redécouvrir et le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas été déçue. Parce que Le Moine de Lewis est la quintessence même du roman gothique. Antonin Artaud, qui en propose une traduction très libre, a préservé sinon amplifié cette caractéristique : le lecteur s’y promène à travers d’obscures forêts, des manoirs lugubres, des cachots humides, des cimetières méphitiques, de sombres souterrains pleins de spectres hideux, de fantômes effrayants dont on ne se débarrasse qu’à grand-peine à l’aide de pentagrammes ou de formules incantatoires issues de la magie la plus noire. C’est rempli de maléfices, de filtres ou de potions donnant l’apparence de la mort. Les intrigues y sont multiples, les rebondissements incessants et improbables. Les morts se mêlent aux vivants, des jeunes filles au teint de lys et d’albâtre côtoient des cadavres putrescents emplis de purulences. La corruption des corps, décrite avec une complaisance macabre, n’a d’égale que celle des âmes : à l’innocence la plus pure répondent les dépravations les plus profondes, la luxure, le viol, le meurtre, l’inceste. Vous l’aurez compris : derrière cette abominable noirceur, Satan est à l’œuvre, attendant patiemment les âmes des malheureux qui ont eu la folie de conclure un pacte avec le Prince des Ténèbres. Mais ne nous y trompons pas : c’est l’homme et lui seul le vrai coupable de sa déchéance, l’homme et son fol orgueil, sa prétention vaniteuse à la vertu alors qu’il se révèle incapable de résister à ses pulsions les plus viles. Comme le disait Pascal, "le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête". Ici, la Bête est particulièrement immonde.


Le roman est profondément (et délicieusement) blasphématoire : la religion est un spectacle où tout n’est qu’apparence, duperie, fausseté. On se tend à l’église comme on va au théâtre, pour s’y montrer, y faire des rencontres galantes. Les belles s’entichent d’un prédicateur habile qui se révèlera un moine lubrique. Les visages sont pieux mais les cœurs sont durs : aucune bonté, aucune compassion, aucune miséricorde n’est à attendre des gens d’Église. Les couvents sont des prisons où s’abîment de jeunes vierges sacrifiées à Dieu par des parents fanatiques. La Bible elle-même est présentée comme une source de dépravation, habile à corrompre les jeunes âmes si d’aventure elles viennent à lire le texte sacré sans qu’on l’ait expurgé des perversités qu’il contient.


J’ai peine à penser qu’au XVIIIe siècle, que j’imagine encore très puritain en Angleterre, un tout jeune homme ait écrit ce roman en quelques semaines dans le but de divertir sa mère dont il était particulièrement proche. L’histoire ne dit pas ce que cette dernière en a pensé mais ce qui est sûr, c’est que ce récit au parfum de scandale a assuré la pérennité de son auteur. Le Moine est un pur joyau gothique, sombre et vénéneux. Sa peinture sans complaisance des noirceurs humaines a durablement marqué les esprits. Pas étonnant que le roman ait été l’un des préférés du Marquis de Sade et que, du romantisme au surréalisme, il ait profondément influencé bon nombre d’écrivains.

No_Hell
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le 11 juin 2016

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No_Hell

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