Entre enquête historique et recherche de la vérité, le dernier roman de Javier Cercas se distingue par son intelligence et sa réflexion sur l’engagement politique.


Javier Cercas en entend parler depuis qu’il est tout jeune : Manuel Mena, jeune homme fringant, beau et intelligent puisque l’un des premiers de son village à accéder aux études supérieures, est mort en 1938 au cours de la bataille de l’Èbre, en pleine guerre d’Espagne. Sauf que Manuel Mena ne faisait pas partie du « bon » côté des combattants et, plus généralement, de l’Histoire. Ce grand-oncle était pris par « l’envoutement utopique de l’idéologie phalangiste et son mirage fabuleux de jeunesse et de modernité ».


La mort du jeune homme, on la raconte et la transmet de génération en génération. La fascination exercée par le personnage tient particulièrement à la « belle mort » qu’il a connu, ce que les Grecs appelaient kalos thanatos. Pour les membres de la famille Cercas, « c’était la mort parfaite, la mort d’une jeune homme noble et pur qui, tel Achille dans l’Iliade, fait montre de sa noblesse et de sa pureté en jouant son va-tout tandis qu’il lutte en première ligne pour des valeurs qui le dépassent ou qu’il croit le dépasser, qui tombe au combat et abandonne le monde des vivants au faîte de sa beauté et de sa vigueur et échappe ainsi à l’usure du temps et à la décrépitude qui corrompt les humains ». C’est dire si l’admiration pour ce jeune homme qu’a la famille de l’écrivain est un intéressant parallèle à la fascination de Javier Cercas pour la guerre civile espagnole, à l’origine de tous ses romans, à commencer par Les Soldats de Salamine.


Le déroulé du roman est simple, mais brillant dans la façon qu’il a de faire la part des choses. Durant les premières pages, Javier Cercas s’interroge sur l’utilité d’un tel roman qui reviendrait à remuer le passé familial et à mettre un coup de pied dans la fourmilière des non-dits. Puis, les chapitres où l’écrivain enquête (qui utilisent le je) alternent aux chapitres purement historiques et factuels où l’écrivain, lorsqu’il parle de lui, utilise son nom et son prénom comme s’il était externe à cette histoire. La dernière partie du livre pose des questions nécessaires : et si Manuel Mena, au fil des combats et des assassinats de ses camarades soldats, avait pris du recul sur son engagement politique ? Et si, ne supportant plus la violence de la guerre, il avait pris conscience de son erreur ? Cela en ferait-il tout de même un héros ? Quelqu’un d’admirable ? Porté par une langue extrêmement fluide aidée par la belle traduction d’Aleksandar Grujicic, le titre du livre ne révélera son sens qu’à la fin.


« Ma mère lâcha un soupir, et à ce moment-là je pensai qu’il y a mille manières de raconter une histoire mais une seule qui soit valable, et je vis ou crus voir, clair comme de l’eau de roche, quelle forme il convenait de donner à l’histoire de Manuel Mena. Je pensai que pour raconter l’histoire de Manuel Mena, il fallait que je raconte ma propre histoire ; autrement dit, je pensais que pour écrire un livre sur Manuel Mena, je devais me dédoubler : d’un côté, je devais raconter une histoire, l’histoire de Manuel Mena, et la raconter comme le ferait un historien, avec le détachement et la distance et le souci de véracité d’un historien, m’en tenant strictement aux faits et laissant de côté la légende, l’imagination et la liberté du littérateur, comme si je n’étais pas qui je suis mais un autre ; d’un autre côté, je devais raconter non pas une histoire mais l’histoire d’une histoire d’une histoire, c’est-à-dire l’histoire de comment et pourquoi j’en était venu à raconter l’histoire de Manuel Mena, même si je ne voulais pas la raconter ni l’assumer ni l’ébruiter, même si toute ma vie j’avais cru être devenu écrivain précisément pour ne pas écrire l’histoire de Manuel Mena. »

JulienCoquet
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le 15 juin 2021

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Julien Coquet

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