Le Monde d'hier
8.3
Le Monde d'hier

livre de Stefan Zweig (1942)

"Toute l'absurdité d'une guerre européenne se manifesta à mes sens avec une parfaite évidence"

Autobiographie de Stefan Zweig, ayant inspiré "The Grand Budapest Hotel", mais aussi plaidoyer pour l'unité européenne et essai historique : nombreuses furent les raisons qui me poussèrent à lire ce livre et rarement un livre m'aura autant captivé, et pris autant de temps pour être digéré.

Parce que Stefan part de loin, de sa Vienne natale au temps du puissant Empire Austro-Hongrois, alors en paix, et termine son récit par l'invasion de la Pologne par l'Allemagne en 1939, alors qu'il est à Londres. Ce livre, c'est 500 pages qui résument une vie, qui résument une partie de l'histoire du monde, narrée d'un point de vue plutôt original pour un francophone : celui d'un homme issu de ces "peuples ennemis", mais qui était pourtant rigoureusement pacifique, neutre politiquement (enfin, le prétend-il) et amoureux de tous les pays européens. Manque de chance, il naquit à l'époque des États-nations tout puissants.

D'un autre côté, Stefan raconte ses rencontres, évoque ses illustres amis (Freud, le poète Rilke, Dali, le ministre des Affaires Étrangères allemand Rathenau, James Joyce, entre autres), mais aussi ses nombreux voyages de par le monde (des États-Unis à l'Argentine, en passant par l'Inde ou la Russie soviétique). Et forcément, il parle aussi d'écriture.

Et c'est un aspect très intéressant, parce qu'il explique vraiment la genèse de sa passion littéraire, tout ce qui l'a incité à se tourner vers le monde artistique en général ainsi que toutes ses interrogations juvéniles sur l'écriture, sur la manière dont il devait travailler pour améliorer son style et ses capacités littéraires. A ce sujet, les deux cent premières pages du livre sont d'ailleurs les plus intéressantes, tant son apprentissage est une ode à la littérature. J'en retiens d'ailleurs cette belle citation : " Ce qu'on a négligé du côté des muscles, on peut le rattraper plus tard ; l'élan vers le spirituel, la puissance d'appréhension de l'âme, en revanche, ne s'exerce que dans ces années décisives de la formation, et seul celui qui a appris de bonne heure à épanouir largement son âme est plus tard à même de saisir en lui le monde entier." Pour ce faire, Stefan commença par traduire de nombreuses oeuvres littéraires étrangères, ce qui lui permit de découvrir la richesse de la littérature mondiale, mais également de prendre conscience de celle de sa propre langue, l'allemand. En effet, traduire permet de mieux comprendre les subtilités de sa propre langue, et donc de mieux la maitriser. Et le récit est émaillé de ce genre de considérations intéressantes sur la littérature et la langue, deux des grandes passions de Zweig. Il passera alors de ses premiers manuscrits, timidement envoyés aux rédactions locales à la consécration internationale avec ses tragédies, nouvelles et biographies historiques.

Parce que Stefan Zweig était un homme aux talents et passions aussi nombreuses et variées que les gens et contrées qu'il eut la chance de rencontrer, et c’est justement cette diversité de situations qui permet au récit d’être si passionnant, et « complet », passant d’un chapitre consacré aux arts et mœurs parisiens à un autre sur la politique de Rathenau dans l’Allemagne d’après-guerre. Et le plus poignant, c’est forcément ces récits de guerre, totalement surréaliste pour qui a toujours vécu dans cette Europe pacifiée et en voie d’unification.

L’histoire de la seconde guerre mondiale est connue de tous, grâce au « devoir de mémoire » plus ou moins imposé par l’école, le cinéma ou les médias. Le déroulement de la première l’est nettement moins, si ce n’est les dates, les belligérants et surtout le fameux front franco-allemand et ses tranchées sales et enfumées. Et Zweig s’affaire donc à décrire l’histoire de cette guerre, de son point de vue d’Autrichien cosmopolite. Il raconte l’évolution visible des mentalités, le côté improbable qu’avait cette guerre pour ses concitoyens cinq ans avant son déclenchement et la vitesse à laquelle la propagande « anti-ennemie » fit son effet. Du jour au lendemain, les livres italiens et français furent bannis en Autriche, leurs concitoyens conspués et la guerre louée et chantée par un peuple qui n’avait plus connu la guerre depuis plus de 40 ans à l’époque ! Les Autrichiens, les Européens, partaient en guerre avec l’idée de sauver leur glorieuse Nation, sans qu’aucune idéologie politique telle que le fascisme ou le communisme ne se mêle alors à leur profonde conviction dans le besoin de partir en guerre.

Pendant ce temps, Zweig remplit diverses missions civiles pour ne pas participer directement à la guerre, et vit malgré lui la réalité du front, l’horreur des trains-hôpitaux remplis de blessés (mais dénué de médicaments en suffisance) et des soldats déjà blasés par la guerre. Alors qu’à Vienne, la guerre était encouragée par les médias, et magnifiée, forcément. Il se mêla ensuite aux réfugiés politiques en territoire neutre suisse, avec lesquels ils s’entretinrent sur leur dégoût de la guerre, et l’amour de l’Europe. Et de là vient la réputation de « plaidoyer pour l’Europe ».

L’idée n’est pas développée assez, mais Zweig croyait en une union des peuples, malgré leur diversité. Une Europe « unie dans la différence », près d’un demi-siècle avant le Traité de Rome. Une Europe sans racisme, une Europe sans frontière, sans tous ces documents officiels à remplir pour passer des Alpes à la Mer du Nord, une Europe dans laquelle chacun aurait accès à la culture de l’autre, tout en gardant évidemment ses spécificités nationales. Mais pas forcément une Europe sans nation, car lui-même souffrit trop de son statut d’apatride au crépuscule de sa vie, quand il fut déchu de sa nationalité suite à l’Anschluss.

Tout cela parce que Zweig aimait profondément le vieux continent, sa culture multi-millénaire, ses trop nombreuses langues et leurs spécificités et son histoire complexe faisant s’entrelacer toutes ces cultures, scellant à jamais l’idée d’une destinée commune. Et son amour se transmet formidablement au lecteur ; oui, lire Zweig suscite l’envie d’en apprendre plus sur tel pays, sur tel homme politique, sur tel poète mainte fois vanté ou sur l’œuvre de tel artiste. Rarement un livre m’aura autant fait prendre de pauses pour me renseigner, pour approfondir toutes ces connaissances soulevées par l’auteur autrichien.

La suite sera plus sombre, racontant la situation dans l’Autriche d’après-guerre, Empire devenu pays détaché de toutes ses provinces qui faisaient sa richesse, et en plus condamné à un lourd tribut de guerre. Le retour de Zweig dans une Vienne dévastée, ruinée et affolée est certainement le moment le plus poignant du livre, surtout quand on lisait deux cent pages plus tôt le portrait réjouissant et enivrant de cette ville vouée corps et âmes à la culture et à l’histoire. Les voyages de Zweig permettront aussi de mettre en relief les conséquences de la guerre dans les différents pays qu’il aura visité, ainsi que de voir les braises qui seront ravivées pour parvenir au deuxième conflit mondial. Forcément, une partie largement plus connue pour un lecteur d’aujourd’hui, et fatalement moins intéressante.

Enfin, un dernier mot sur les qualités intrinsèques de l’ouvrage : c’est toujours aussi remarquablement bien écrit, et Zweig a toujours ce style efficace, évitant au maximum les digressions (même s’il succombe parfois quand il évoque ses amis), et pourtant toujours aussi empreint d’émotions, chaque mot étant particulièrement choisi pour être le plus percutant possible (et il explique sa méthode au sein-même du livre). Et ses réflexions sur les sentiments humains sont toujours aussi merveilleusement justes et bien décrites.

Zweig parvint donc à écrire un livre partagé entre l’essai historico-politique (bien qu’il répugne à se considérer lui-même comme politisé), l’autobiographie et le compte-rendu des mœurs artistiques d’une toute autre époque, et ce avec une légèreté de style qui force l’admiration. L’ensemble est dense, complexe, instructif, révoltant et plaisant à lire. Et ce malgré quelques digressions sur l’Opéra austro-allemand ou certains de ses amis artistes un brin moins intéressantes, ou forcément le récit de la montée au pouvoir d’Adolf Hitler, déjà tant appris que la lecture fut, il est vrai, un peu plus pénible. L’ensemble reste très bon, et passionnant à lire, en plus de susciter une curiosité intellectuelle vis-à-vis de nombreux artistes ou faits historiques. Un très grand livre de Stefan Zweig.
Floax
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le 15 juil. 2014

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