Ce livre est un petit exploit.


Car sans paragraphe déjà. Et sans chapitre... et car 200 pages quand même (haletantes). Car pas véritablement d'intrigue : seulement des réflexions au sujet de trois caractères, ceux respectivement de trois personnages, dont les anecdotes ne sont que des métaphores. Ou des paraboles, dur à dire. Ça dépend de la longueur je crois.


Les allers-retours dans le temps sont incessants.


C'est un soliloque. Le narrateur est un des trois caractères, et il soliloque, je l'ai dit, le temps d'une commande à l'auberge. Les 200 pages sont comprises dans le temps qu'il faut pour passer d'un palier de porte à la commande d'un plat. Dans ce temps qu'il dilate, le narrateur refait sa vie, et le monde des mégalos. Celui de 3 interprètes ici mégalos. Un mégalo par nature (le génie Glenn Gould), deux par contagion (dont le narrateur).


Décrépissant, qu'il se voit, le narrateur. Depuis très jeune. Il en a décidé ainsi. Il a décidé de l'être, et de se voir ainsi. Parce qu'il s'est toujours senti les dispositions nécessaires pour tout, pour être parmi les meilleurs. Au piano par exemple. Mais voilà, il ne voulait pas être « parmi les meilleurs, […] compter parmi les meilleurs ne me suffisait pas, Je voulais être le meilleur ou rien ».


Il s'est rabattu sur la philosophie. L'art de la représentation du monde. Toujours mouvant.


Donc voilà. Tenter des trucs. S'y mettre sérieusement. Créer. Ne rien garder. Détruire. Car se poser, c'est s'asseoir quelque part entre Bach et le piano. Entre Schopenhauer et le néant. Entre le tout et le rien. Poser une oeuvre, c'est se jauger. Et pour un mégalomane qui n'est pas un génie, c'est insupportable.


Dans un monde où la religion dominante maintenant est celle de l'art : comment gère-t-il l'idée de ne rien créer ?


Comment supporter la misère du monde sans se satisfaire un peu de ce qu'il y fait ?


Comment supporte-t-il (dans l'éternel retour) l'exigence envers soi, la mégalomanie indélébile, que le génie qu'il a côtoyé un jour lui a transmis comme un mauvais virus ?


« Glenn nous avait entraînés des mois durant dans le processus d'amaigrissement commun […] Ou bien nous entrons totalement dans la musique, ou alors, pas du tout, a souvent dit Glenn »
Ces paroles, venant d'un génie, ne sont-elles pas involontairement cruelles ? Ne laissant aucune marge de manœuvre à ceux qui ne peuvent comme lui atteindre l'absolu virtuosité ...


Ce qui le tient, le narrateur, c'est la foi en l'humain :


« chaque homme est unique et chaque homme, pris isolément, est effectivement la plus grande œuvre d’art de tous les temps […] Il n’est pas besoin d’être un génie pour être unique et pour pouvoir le reconnaître ».


Créer, en soi, c'est risquer la comparaison. Ou la critique. C'est risquer de perdre cette unicité dont il parle, et qui fait de lui une merveille, en tant qu'être humain.


En refusant de pondre une œuvre, il reste merveilleux.


Et pourtant voilà qu'en y pensant il accouche. Et qu'on a entre les mains quelque chose qui vient de lui, et qui risque d'être jaugé... Chaque mot de ce livre, ainsi, est un exploit sur la mégalomanie. Un saut dans le vide aussi. Et le risque d'être néant. Et ma note est une sentence. Et mon petit cœur une consolation.


CITATION:


« Page 118: il voulait être un artiste, être un artiste de la vie ne lui suffisait pas et pourtant, il n'y a guère que cette façon de concevoir les choses qui puissent nous rendre heureux si nous y regardons de près, pensais-je. »

Vernon79
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le 18 févr. 2018

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