Voici un livre qui tire sa matière du réel, d'un Jean-François Rameau qui a existé. Il était le neveu du célèbre Jean-Philippe Rameau (contemporain de Diderot, compositeur des Indes Galantes, dont je ne connais que l'amusant massacre que voici
https://youtu.be/OOGYxKI_I-c)
et il était semble-t-il un neveu extraordinaire, dans le sens du terme qui vous plaira. Quelques témoignages, dans la Postface :
"Moitié abbé, moitier laïc, écrit Sébastien Mercier, il vivait dans les cafés et réduisait à la mastication tous les prodiges de valeur, toutes les opérations du génie." Et Piron disait de lui en 1764 : "Je le vois cabrioler à contretemps ; prendre ensuite un profond sérieux encore plus mal à propos, passer de la polisonnerie aux maximes, fouler au pied les riches et les grands et pleurer misère ; se moquer de son oncle..." Ainsi "l'homme le plus extraordinaire que j'ai connu", comme disait Cazottes, a été fourni à Diderot par ce monde réel.
Le Neveu de Rameau est un dialogue philosophique entre ce Neveu (LUI dans l'ouvrage) et Diderot (MOI dans l'ouvrage). C'est l'occasion pour Diderot, dans la forme (dialectique), de suggérer un raisonnement maïeutique complexe, et ambiguë, plein d'intuitions et de jeux d'esprit, de détours propres à la discussion, et propice à une critique satirique de la société.
Le Neveu, dans la majeure partie du dialogue, justifie son cynisme par l'idiotie de sa société où, dit-il, l'on fait beaucoup, sans savoir ce que l'on fait, ce à quoi Diderot plussoie
(P54
LUI - Car dans ce pays-ci, est-ce qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre ?
MOI - Pas plus que de savoir ce qu'on apprend.)
mais c'est, au fond, plus lourd que cela. Ce cynisme est, sinon la contestation, du moins le pur produit d'une société injuste, inhumaine, immorale, ou le génie d'une certaine jeunesse est écrasé par l'illusion du despotisme éclairé.
La société est produit et productrice de ce despotisme, en ce que chaque métier porte désormais en lui son lot d'Idiotismes, c'est-à-dire son lot de pratiques d'usage qui vont à l'encontre de la conscience générale. Ces idiotismes, constate le Neveu, cherchent à défendre le métier face à l'intérêt général, car le métier fait la dignité de l'homme, et non plus l'inverse.
(P62
LUI - Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, l'artisan, le maître a chanter, le maître à danser, sont de forts honnêtes gens, quoique leur conduite s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit remplie d'idiotismes. Plus l'institution des choses est ancienne, plus il y a dit d'idiotismes ; plus les temps sont malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant vaut le métier ; et réciproquement, à la fin, tant vaut le métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le métier tant qu'on peut.)
Pour feinter Diderot qui lui suggère de mettre par écrit toutes ces grandes pensées, le Neveu lui parle d'idiotismes de l'écrivain
(P116
LUI - C'est pour bien dire le mensonge que j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire, fagoter un livre, tourner une épître dédicatoire, bien enivrer un sot de son mérite, m'insinuer auprès des femmes.)
et même des idiotismes du brigand qu'il est, qui se trouvent confortés par la littérature
(P84
LUI - J'y receuille [dans la littérature] tout ce qu'il faut faire, et tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je lis l'avare, je me dis : sois avare, si tu veux ; mais garde-toi de parler comme l'avare. Quand je lis le Tartuffe, je me dis : sois hypocrite, si tu veux ; mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des vices qui te sont utiles, mais n'en ais ni le ton ni l'apparence qui te rendraient ridicule.)
Et le Neveu, habile dans la théorie musicale, ne se prive pas d'idiotisme dans sa pratique occasionnelle de professeur, c'est-à-dire qu'il défend l'intérêt de son métier contre l'intérêt de son élève, en l'occurrence, témoigne-t-il, en faisant s'éterniser la leçon pour y trouver davantage de revenu, sur un plus long terme. Voilà l'idiotisme, défendre une certaine pratique contestable du métier, pour se valoriser soi in fine.
Le cynisme du Neveu, cynisme qu'au départ Diderot lui reproche, réside dans sa lucidité sur le sujet, dans la conscience qu'il a d'user de ruses viles (le cynisme réside dans la conscience de mal agir). Ce à quoi il répond à Diderot
(P61
LUI - Viles ? et pourquoi, s'il vous plaît ? Elles sont d'usage dans mon état. Je ne m'avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi qui les ai inventé. Et je serais bizarre et maladroit de ne pas m'y conformer.)
À cela s'ajoute, pour sa décharge et en fin de dialogue, qu'il a tenté de vivre "honnêtement" de sa musique, et que c'est la misère inévitable qui l'a mis dans ce genre de dispositions cyniques.
(P123
LUI - Quoi faire ? car il fallait périr de misère, ou faire quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. [...] On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois ou quatre affamés que nous étions ; et puis pensez grandement ; faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse. rétorque-t-il à Diderot qui lui conseille de mettre ses talents au service de grands travaux, oubliant peut-être le constat allusif que faisait déjà le Neveu dès le début du dialogue, du P50 mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inutilité des dons que le ciel nous a départis. C'est un cynisme confondant, dont Diderot est confondu, par tant de sagacité mêlé à tant de bassesse.
(P68
LUI - Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens ?
MOI - Pour être heureux ? Assurément.
LUI - Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.
P99 Diderot narrateur témoigne d'un malaise :
Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un execrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés d'un ouvrage de goût, ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque.)
((subtilement l'auteur met en rapport les impostures du brigand et les métiers respectables))
Le sujet du dialogue est en quelque sorte celui de l'impotence de la vertu dans leur société. Le sujet est abordé car le neveu vient de se faire renvoyer d'un certain salon où, depuis quelques temps, il jouait le fou pour y trouver de quoi croûter. Une simple remarque un peu trop sage, de sa part, lui a valu le reproche d'avoir été insultant
(P69
LUI - N'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir ?
MOI - Non c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépendante de la servitude. [La vôtre] est la moins sûre et la moins honnête.
LUI - Mais la plus conforme à mon caractère de fainéant, de sot, de vaurien [...] qui cadre avec les moeurs de ma nation.
P70
LUI - Il faut que je sois gai, souple, plaisant, bouffon, drôle. [...] La vertu se fait admirer, et l'admiration n'est pas amusante,. J'ai affaire à des gens qui s'ennuie et il faut que je les fasse rire. Or c'est le ridicule et la folie qui font rire, il faut donc que je sois ridicule et fou ; et quand la nature ne m'aurait pas fait tel, le plus court serait de le paraître. Heureusement, je n'ai pas besoin d'être hypocrite ; il y en a déjà tant de toutes les couleurs, sans compter ceux qui le sont avec eux-mêmes.)
En s'opposant à la posture hypocrite, il témoigne d'une certaine franchise, dans sa posture ambiguë. C'est une franchise double, qui se veut lucide.
D'une part, il concède choisir son rôle de fou comme le choix qui lui paraît le plus facile. Il concède préférer devoir ses subsistances à la bienveillance, plutôt que de les accueillir par le travail, et ce pour des raisons sur lesquelles il n'a pas de prises, bien qu'il les connaisse.
(P128
LUI - Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver ; un vêtement frais, en été ; du repos, de l'argent, et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les accueillir par le travail.
MOI - C'est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche, une âme de boue.
LUI - Je crois vous l'avoir dit.
et il explicite page 112, dans une forme de résignation, certaines influences du physique, du milieu social, et de l'hérédité, sur ses dispositions à négliger la vertu.)
D'autre part, on parle d'une franchise directe du langage. Son rôle de fou lui permet de distiller des vérités discrètes sans que, généralement, on ne lui en tienne rigueur.
(P80
LUI - On avale a pleine gorgée
le mensonge qui nous flatte, et l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère)
Il illustre ce rôle, qui demande une certaine virtuosité sociale et libertine, d'une métaphore sur la musique. La déclamation serait une ligne droite qui contient la vérité de son coeur, et le chant serait le parcours sinueux du fou en variation autour de cette ligne droite. Le fou ne croise la ligne droite qu'avec des manières bien travaillées, et à des moments opportuns qu'il n'est pas simple d'identifier,
p116
LUI - Marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la honte, au déshonneur et aux lois, ce sont des dissonance dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver.)
il faut avoir le coup d'œil.
Ainsi le neveu n'envisage pas d'apprendre à son fils ni la vertu, ni les sciences, ni l'art, mais davantage le coup d'œil,
(P63 D'où vous voyez que ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant de bruit, sous la dénomination de tours du bâton, ne sont rien ; et qu'à tout, il n'y a que le coup d'œil qu'il faut avoir juste.)
c'est-à-dire de savoir tirer son épingle, sur le vif, du tas d'un jeu social corrompu. À Diderot de lui répondre : Il est certain que d'après des idées d'éducation aussi strictement calquées sur nos moeurs, il devrait aller loin.
Si le neveu est produit de cette société en ce qu'il se choisit cette posture comme une lucidité autodestructrice, toute la société qu'il décrit semble être elle aussi le produit de ce despotisme. La société est produit et productrice de ce despotisme éclairé, en ce que chaque métier porte désormais en lui son lot d'Idiotismes, c'est-à-dire son lot de pratiques d'usage qui vont à l'encontre de la conscience générale. On trouve chez ce Neveu une force malheureuse, en partie soumise, mais vive, de contestation, et plus précisément, je cite la postface, la dénonciation de la duperie d'une morale sociale qui masque l'exploitation de l'homme par les puissants. En sabordant dans son dialogue l'illusion du despotisme éclairé, Diderot exprime de façon tragi-comique l'impuissance des philosophes à réformer le monde par leurs idées, ce qui constitue un appel implicite à la révolution violente.
Le neveu est le défenseur d'une posture impossible, pleine de contradictions qu'il tente d'assumer, et le dialogue satirique, par nature anti-méthodique (vivant, bordélique) devient le lieu de trouvailles, pour assumer justifier exprimer exercer cette posture,
le lieu du dialogue satirique comme lieu d'un affranchissement de la cohérence tétanisante (le principe de cohérence pousse à l'idiotisme)
au profit d'une démarche sinueuse et apparemment fortuite, au profit d'une certaine authenticité, une authenticité laborieuse en son genre.