J'aime bien chez Aragon l'idée de donner sa chance aux sens, disons à la sensibilité, au risque de laisser la raison se faire submerger par l'erreur, sans pour autant cela dit, à la différence de Breton je trouve, considérer que l'erreur des sens vaut davantage que l'erreur de la logique... il considère que chacune procède respectivement de l'autre pour fleurir.


La porte du mystère, une défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l'infini.


Ou encore,
Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu'elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu'elles. À toute erreur des sens correspondent d'étranges fleurs de la raison.


Aragon dans ce livre voyage à Paris comme dans son âme, et se confronte aux différents lieux comme à des monstres.


Ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder.


À un moment il se trouve bien une serrure, qui est tout à fait mécanique, une chose que l'on peut sonder. C'est simplement que cette chose il faut parfois allez la prendre dans les royaumes de l'ombre, pour l'en sortir comme on peut, comme le fit Orphée pour son Eurydice, sans succès,
si Eurydice est une pensée que le poète mène, elle ne pouvait être qu'éphémère, ne pas l'accompagner tout à fait là où lui va vraiment.


Le lieu de la catabase, résonne comme ce Passage de l'Opéra, lieu de la première partie après la préface,
(la seconde partie s'intéresse aux Buttes-Chaumont)
ils [les passages qui bientôt seront détruits par le grand boulevard Haussmann] sont effectivement devenus les sanctuaires d'un culte de l'éphémère, [...] le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites, incompréhensibles hier et que demain ne connaîtra jamais.


Les lieux même, sujets de la démarche, deviennent simultanément, parfois, l'expression immanente de cette démarche, c'est peut-être alors qu'une logique existe dans ces lieux,


Métaphysique des lieux, c'est vous qui bercez les enfants, c'est vous qui peuplez leurs rêves.


une logique, une métaphysique déjà has-been qu'il nous appartient à rebours (malgré nous de toute manière) de construire, dont nous bénéficions toujours avec un différé au présent, comme si nous étions les archéologues de notre propre époque. Aragon voudrait nous mettre le pied à l'étrier de nouvelles mythologies modernes, comme un acte de résistance, pour combattre les étranges monstres de Nietzsche peut-être,


celui qui doit combattre des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes dans un abîme, l'abîme regarde aussi en toi,


jamais su si Nietzsche ici nous parlait de la nature humaine ou de Cthulhu.


Alors bien sûr tout cela n'empêche pas de partir loin, très loin, parfois même de Paris jusqu'au Cotentin !


Quelques jours après la conversation que j'ai feint de rapporter, comme j'avais passé ma soirée au Petit Grillon dans l'attente d'une personne qui n'avait pas jugé bon de me rejoindre, légitimant de quart en quart d'heure mon insolite présence solitaire par la commande d'une consommation qui épuisait un peu chaque fois de ma puissance inventive, ayant prolongé fort au-delà du possible cette station de l'expectative et de l'énervement, je sortis dans le passage alors qu'il était déjà entièrement éteint. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, attiré par une sorte de bruit machinal et monotone qui semblait s'exhaler de la devanture du marchand de cannes, je m'aperçus que celle-ci baignait dans une lumière verdâtre, en quelque manière sous-marine, dont la source restait invisible. Cela tenait de la phosphorescence des poissons, comme il m'a été donné de la constater quand j'étais encore enfant sur la jetée de Port-Bail, dans le Cotentin, mais cependant je devais m'avouer que bien que des cannes après tout puissent avoir les propriétés éclairantes des habitants de la mer, il ne semblait pas qu'une explication physique pût rendre compte de cette clarté surnaturelle et surtout du bruit qui emplissait sourdement la voûte. Je reconnus ce dernier : c'était cette voix de coquillages qui n'a pas cessé de faire l'étonnement des poètes et des étoiles de cinéma. Toute la mer dans le passage de l'Opéra.

Vernon79
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le 30 déc. 2018

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