Le Piège
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Le Piège

livre de Emmanuel Bove (1945)

Septembre 1940, peu après l’armistice. Joseph Bridet, fraîchement démobilisé, a quitté Paris et son boulot de journaliste pour fuir à Lyon, en compagnie de sa femme Yolande. Joseph est gaulliste : de manière bien imprudente, il crie haut et fort à qui veut l’entendre son désir de gagner l’Angleterre. Bizarrement, plutôt que de quitter clandestinement le pays, notre homme croit plus malin d’agir dans la légalité. C’est ainsi qu’il a l’idée plutôt saugrenue d’aller rencontrer à Vichy d’anciens amis gravitant dans les hautes sphères du nouveau régime, affectant de s’être converti au pétainisme, de manière à obtenir un sauf-conduit pour le Maroc, ce qui lui permettrait par la suite de partir où il le voudrait. Berner ses adversaires, un jeu d’enfant, croit-il. Mais Joseph n’est pas crédible : ses gesticulations, son enthousiasme artificiel et trop bruyamment exprimé pour la cause du Maréchal suscitent la méfiance de ceux à qui il s’adresse. De décisions malencontreuses en maladresses, de la France de Vichy au Paris de l’Occupation, le voilà lentement mais sûrement pris dans l’engrenage d’une machine infernale dont on se doute dès le début qu’elle finira par le broyer.


Ecrit à Alger pendant la seconde guerre mondiale, publié en 1945 peu avant la mort de l’écrivain, le roman sera superbement ignoré à sa sortie ; du reste, toute l’œuvre d’Emmanuel Bove tombera dans l’oubli. Redécouverte dans les années ’70, elle reste aujourd’hui assez confidentielle et c’est bien dommage. Car nous avons ici affaire à un sacrément bon roman, sorte de tragédie kafkaïenne mettant aux prises un individu médiocre, qui se rêve héros mais est bien loin de l’être, et un pouvoir aussi opaque que tentaculaire fondé sur un système répressif monstrueusement efficace. Dès le début de l’entreprise hasardeuse de Bridet, les dés sont jetés : tout ira de mal en pis et le lecteur assiste, aussi angoissé que fasciné, à l’inéluctable descente aux enfers d’un personnage banal, égaré dans un monde qu’il croyait pouvoir manipuler mais qu’il ne comprend plus, un personnage dont le destin semble scellé, à l’image de la France vichyste qui, se mentant à elle-même, s’évertue à se croire libre d’agir alors qu’elle n’est qu’une marionnette aux mains de l’occupant. Dans un style volontairement plat collant à merveille au point de vue du personnage principal, l’écrivain restitue de manière saisissante l’ambiance de la période qui a suivi de près la capitulation : cohésion sociale mise à mal, règne de la débrouille et du chacun pour soi, aspiration au retour à la normalité au prix des plus basses compromissions.


Dans cet univers de faux-semblants, les motivations des protagonistes nous échappent bien souvent et leur comportement se situe à la limite de l’absurde. Quels sont en définitive les idéaux de Bridet ? Est-ce le patriotisme ou bien la lâcheté qui le pousse à vouloir quitter le pays ? Vrais pétainistes ou crypto-gaullistes : qui sont exactement ceux à qui il s’adresse et qu’il croit si bien connaître ? Quel rôle joue Yolande, dont chacune des interventions pour sortir son mari du piège infernal dans lequel il est allé s'engluer s'avère catastrophique ? Est-ce seulement par naïveté qu’elle fait part à la police des opinions gaullistes de son mari, idées qu’elles réprouve par ailleurs ?


En 1945, lorsque sort enfin le roman – son auteur ayant refusé de publier quoi que ce soit sous l’Occupation – c’est peu de dire qu’il ne correspond plus à l’air du temps. L’heure est à l’exaltation des héros, à la dénonciation des traîtres. La période noire de la collaboration se doit d’être oubliée au plus vite, c’est ainsi que va se construire le mythe d’une France entièrement unie dans la résistance à l’occupant. Ce récit, écrit pendant la tourmente, démontre qu’il n’en était rien : la plupart du temps, les vaincus n’avaient rien d’héroïque, ils cherchaient juste à survivre, se satisfaisant d’un retour factice à la banalité du quotidien : tant qu’on n’était pas juif ou communiste, les accommodements avec l’ennemi paraissaient souvent raisonnables. Quant à ceux qui ont refusé de rentrer dans le rang, leurs motivations furent parfois plus complexes qu’on pourrait le croire, le patriotisme cédant souvent le pas à des sentiments moins nobles, sauver sa peau étant, en définitive l’objectif ultime. Quitte à endosser, parfois bien malgré soi, le costume du héros :



Ce fut à ce moment qu'une idée extraordinaire lui vint à l'esprit, une de ces idées simples qui, selon ce que nous y mettons de nous-mêmes, paraissent géniales ou insignifiantes. Elle lui fit brusquement retrouver toutes ses forces. Cette idée était que, quoi qu'il fît, il ne pouvait plus échapper à la mort et que, puisqu'il fallait mourir, autant mourir courageusement. Et ce fut ce qu'il fit.


No_Hell
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le 29 janv. 2019

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No_Hell

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