Application SensCritique : Une semaine après sa sortie, on fait le point ici.

Yasha Mounk aborde dans cet ouvrage tout en nuances, en profondeur et en modération les tenants et les aboutissants de la synthèse identitaire.

Je ne vais pas reprendre une multitude d’éléments de compréhension de la pensée identitaire telle qu’elle est exposée et analysée dans le livre. Simplement brièvement en quoi elle consiste selon l'idée que je m’en fait.

À savoir des identités diverses et morcellées qui, articiellement mises sous un prisme, se recoupent et se synthètisent en un faisceau unique de compréhension globale et totalisante. L’optique final est de combattre efficacement ce qui est considéré, par les sympathisants de cette doctrine, comme un système aussi bien mental qu’institutionnel qui maintient, consciemment ou non, certaines minorités dans des schémas de perpétuelle discriminations.

Tout le problème est justement de savoir si, dans la réalité sociale, cette vision du monde focalisée sur les identités produit des solutions efficaces contre l’injustice, si elle réussit à considérer les individus tels qu’ils sont vraiment, et si la société dans sa complexité et sa multitude est bien appréhendée (sans les œillères propres aux doctrines) par le prisme identitaire.

La réponse pour Yasha Mounk est clairement non. Les démocraties libérales et les manières de considérer les individus dans leur dimension universelle sont bien plus en mesure de cerner et remédier aux discriminations et aux oppressions qui perdurent pense t-il.

Les faits lui donnent-ils tort? L’esprit de nuances, par opposition au mode binaire de la synthèse identitaire oblige à considérer que non, bien au contraire.

Je m’arrête à cette façon un peu sommaire d’introduire et de problématiser les postulats et les tenants intellectuels de la synthèse identitaire qui ne tiennent pas à quelques formulations réductrices. C’est justement l’objet du livre de les exposer, d’en juger l’éventuelle pertinence, de les confronter avec d'autres modèles...

Pour ce qui est des aboutissants concrets ou possibles de ces postulats identitaristes appliqués, je retiens ces citations qui peuvent révéler assez bien je pense ce en quoi cette vision obsessionnelle portée à des attributs individuels limités, qui somme toute révèlent peu de choses des gens, s'avère délétère et piégeuse pour la société entière, et en premier lieu peut-être pour les personnes qui vivent des discriminations.


p297-300

"Dans ces environnements d’élite, les conflits sont exacerbés par l'adoption rapide d’une idée erronée qui consiste à dire que, si les blancs mettaient davantage l'accent sur leur identité ethnique, le débat racial progresserait.

(...) Les recherches pertinentes sur la question nous suggèrent fortement que ce ne sera pas le cas, en effet. Rien, dans la nature humaine, n imposerait que les personnes nées blanches soient toujours poussées par solidarité raciale vers celles qui partagent ce caractère. Il est parfaitement possible au contraire qu'elles définissent leur appartenance à une communauté particulière en fonction de critères qui n'ont rien à voir avec la couleur de peau. (...) Bien sûr, chacune de ces identités exclut un bon nombre de gens, mais toutes en accueillent des millions qui appartiennent à toutes les communautés raciales et sexuelles et de genres concevables.

Dans le même temps, la psychologie sociale indique aussi qu'il est bien rare que des personnes agissent contre des intérêts de ce qu'elles considèrent comme leur principale communauté d'appartenance. S'ils se définissent avant tout selon les critères d'une identité collective dont les marqueurs n'ont rien d’ethnique, bien des américains blancs ressentiront un sentiment de solidarité sincère pour des personnes qui ne le sont pas. Seulement les chances que cela se produise seront considérablement réduites si les blancs considèrent la blanchité comme leur attribut le plus important.

(...) Pour chaque enfant qui redoublera d'efforts pour le progrès social après qu'on lui aura exposé sa blanchité comme son trait le plus saillant, il y en aura deux ou trois qui, en grandissant, défendront avant tous les intérêts du groupe racial ainsi défini.

(...) "Je ne suis pas certain que l'autoflagellation puisse avoir un effet bénéfique sur le pêcheur, et même j'en doute, mais je suis absolument sûr que cela n'aboutira jamais à rien de créatif politiquement a écrit Bayard Rustin, militant des droits civiques célèbre. Il se pourrait bien que le parti coupable afin d'alléger cet inconfortable fardeau moral se mette finalement à rationaliser ses péchés pour en faire des vertus. C’est par ce mécanisme que les alliés d'aujourd'hui pourraient devenir les ennemis de demain".


P373

" Comme toute société, les démocraties libérales comprennent des groupes et des individus puissants, qui font tout ce qu'ils peuvent pour servir leurs propres intérêts, comme dans toute société ces individus et ces groupes, tentent en plus de dissimuler le fait que leurs privilèges violent les principes qu'il professent. Adopter un ensemble de règles et de valeur n'a jamais suffi à garantir qu'on les suivrait, que tous seraient traités à leur enseigne. Ce n'est pas aujourd'hui le cas et ça ne l'a jamais été.

Ces imperfections expliquent pourquoi, même dans les sociétés ouvertement libérales, autant de membres de communautés marginalisées vivent encore dans la misère et la pauvreté, subissent les discriminations et le racisme décomplexé, les violences policières et l’incarcération de masse. Les libéraux sincères doivent reconnaître sans fléchir ces injustices et en ressortir plus déterminés que jamais à construire un avenir meilleur. Mais ils doivent refuser cette conclusion, celle au cœur de la synthèse identitaire, qui voudrait que les valeurs universelles et les règles neutres ne soient que le paravent qui masque les privilèges d'une majorité tyrannique. Car, en vérité, l’ engagement libéral démocratique envers les valeurs universelles, comme la liberté d'expression, et envers les règles neutres, comme l'interdiction de toute discrimination raciale, a permis des progrès fantastiques ces trois derniers siècles."


p429-431

"Rien ne peut justifier qu'on détourne le regard des graves injustices qui aujourd'hui encore perdurent dans tous les pays du globe, mais quand cette attention méritée sur les catégories identitaires devient monomaniaque, elle se transforme en une dangereuse déformation de la réalité. En nous encourageant à tout interpréter, des faits historiques aux interactions individuelles, au travers du prisme de la race, du genre, de l'orientation sexuelle, les militants de la synthèse identitaire nous empêchent de comprendre le monde en toute sa complexité. En dépeignant la société comme une assemblée de racistes qui feraient peser une constante menace sur absolument toutes les communautés minoritaires, ils poussent de plus en plus de monde à se sentir à la dérive dans un monde éperdument hostile.

C'est pour cela que, au bout du compte, cette déformation pose un risque tout aussi individuel que politique. À ceux qui souffrent d'isolement, la synthèse identitaire promet d’être une boussole ou même une révélation. (...)

Le piège de l’identité pousse des personnes complexes à se définir entièrement à l'aide de caractères extérieurs dont les combinaisons et les permutations, aussi nombreuses soient-elles, n'aboutiront jamais à une description suffisante de leur être profond. Son insistance, censée nous affermir, sur l'identité comme produits des attributs collectifs variés avec lesquels nous sommes nés, ne laissent que peu de place aux goûts individuels aux idiosyncrasies qui nous rendent véritablement uniques. Le problème avec ses idées qui ont gagné tant de forces ces dix dernières années n’est pas du tout, comme certains critiques de la synthèse identitaire le suggèrent pourtant, qu'elles nous traiteraient chacun comme un "petit flocon de neige unique et fragile". C'est qu'elles donnent l'illusion de nous reconnaître pleinement dans toute notre singularité alors qu'elles nous ravalent au rang d'acteurs annonnant un discours simpliste sur ce que voudrait dire être mâle ou femelle, noir ou basané, gay ou hétéro, cis ou trans."


Fin de citation


Bref, l’effondrement du débat rend tout plus chaotique. Quand l’idée de progrès est consubstantielle à une forme de radicalité dogmatique elle perd de toute façon la possibilité d’être comprise. En dehors des cercles qui manient en boucle les concepts qu’ils se donnent pour penser, peu de monde n’en retient autre chose que quelques motifs de consternation.

L’idée de progrès régresse, elle est deconsidérée à la longue d’être minée par les haines dogmatiques. À contrario, d’autres idées de plus en plus dominantes se chargent de venir prendre la suite. Malheureusement, en sens inverse d’une idée de progrès et d'espérance tempérée par la raison, la perspective de régression s’installe, quelques traits d’apparence néofasciste par certains aspects se montrent fièrement. Les outrances deviennent gages de lucidité pour rétablir un état de fait antérieur aux progrès démocratiques du passé. Pourvu que l’on se fasse comprendre, la meilleure chance de succès est de taper fort. Jusqu’où cela pourrait-il glisser dans un futur proche? A t-on encore la force d'aller contre ces pentes délétères? Aucune idée.

Dhaulagiri
8
Écrit par

Créée

le 29 juin 2025

Critique lue 36 fois

Arnaud.S

Écrit par

Critique lue 36 fois

1
2

Du même critique

Eye in the Sky

Eye in the Sky

le 20 déc. 2014

Stratosphérique

Alan Parson’s Project, découvert vers 12-13 ans grâce à « Sirius », morceau totalement électrisant, hymne dans les années 90 des mythiques Chicago Bulls de Michael Jordan (« the greatest ») pendant...

Toujours debout (Single)

Toujours debout (Single)

le 30 janv. 2016

Pourquoi ce morceau???

L'inspiration est l'essence même de celui qui crée, invente ou innove; et en manquer accable d'autant plus celui qui jadis en a fait preuve. Sans doute (peut-être) est-ce le cas de Renaud. Mais la...

Être et Temps

Être et Temps

le 6 mars 2020

de la gnose

Lexique et grammaire ultra-conceptuels, jargonnant à l'excès, spéculatifs. Lire Heidegger c'est entrer dans une bulle spéculative en perpétuelle expansion au fil des pages. Être et Temps s'apparente...