J’ai ouvert "Le Pont sur la Drina" lors d’un premier voyage en Bosnie, puis je l’ai repris deux ans plus tard en parcourant la Croatie, la Bosnie et le Monténégro. Lire ce roman sur place, au cœur de cette région d'Europe géographiquement morcelée, culturellement entremêlée et historiquement traversée par des tensions permanentes, prend une résonance particulière. C’est bien ce territoire qui a donné naissance au mot « balkanisation », ou à l’expression savoureuse de... « macédoine de légumes »! Andrić restitue avec une précision presque ethnographique cette impression de carrefour : un espace de contrastes, où se croisent influences ottomanes, slaves, austro-hongroises, chrétiennes et musulmanes.


Le pont de Višegrad est l’axe central autour duquel tout gravite. Il est à la fois lieu de passage et lieu de vie : on s’y arrête, on y discute, on y chante, on y médite. « L’art de vivre ancestral qui se perpétuait sur la Kapia, ces conversations à voix basse, ces plaisanteries enjouées et ces chansons sentimentales entre l’eau, le ciel et les montagnes » donne au lecteur l’impression d’assister, siècle après siècle, à la continuité de rituels immuables. Rituels qui se perpétuent partout dans le monde, de la Place de la République à Paris jusqu'aux fin fonds des villages andins ou indiens. Dans un territoire marqué par les affrontements, le pont sur la Drina rappelle paradoxalement que ce qui relie les hommes résiste finalement plus longtemps que ce qui les divise.


Tout le roman repose sur ce contraste : l’écoulement du temps humain, fait de vies brèves, de querelles et de malheurs aussitôt emportés par l’oubli, face à la permanence du pont. « Les nombreux et profonds bouleversements qui avaient affecté les esprits, les habitudes et l’aspect extérieur de la ville semblaient avoir glissé sur le pont sans même l’effleurer. » Ainsi se dégage une sagesse : apprendre à ne pas regretter outre mesure ce que le courant du temps emporte, comprendre que « la vie est un prodige incompréhensible, car elle s’use sans cesse et s’effrite, et pourtant dure et subsiste, inébranlable, comme le pont sur la Drina ». En évoquant la vie plutôt que les vies, Andrić nous invite d'ailleurs humblement à nous considérer comme appartenant à un ensemble qui nous dépasse. C'est en nous identifiant à l'humanité que nous pouvons espérer nous fondre dans l'éternité, à l'image du pont.


Et pourtant, Andrić choisit de clore son récit sur la destruction partielle du pont. Après trois siècles de permanence, la guerre moderne parvient à l’atteindre. Ce dénouement brise l’illusion d’une immuabilité absolue : il rappelle que rien n’est éternel, pas même ce qui semblait défier les siècles. Mais le pont, mutilé, continue d’exister. Il demeure comme une trace, un vestige qui garde mémoire de ce qu’il a représenté. La leçon est amère mais féconde : tout ce que l’homme bâtit reste vulnérable, mais ce qui relie les hommes survit, fût-ce sous une forme blessée.


On pourrait risquer un parallèle avec "Cent ans de solitude" de García Márquez. Là où Macondo est enfermé dans la répétition cyclique des destinées (les Aureliano et les José Arcadio condamnés à rejouer les mêmes illusions), Višegrad est inscrit dans une temporalité linéaire que le pont traverse avec indifférence. Dans les deux cas, les hommes passent et se perdent, mais demeure quelque chose qui les dépasse : la fatalité du temps, ou la permanence d'un symbole.


La lecture de ce roman est parfois exigeante, tant l’écriture d’Andrić se montre minutieuse, foisonnante de détails, parfois au risque de la lenteur. Mais c’est aussi ce qui en fait la richesse : une fresque locale qui prend une dimension universelle, une méditation sur la fragilité des vies individuelles et la vanité des empires, un texte dense, à l’écriture pointilleuse mais habitée... En somme, tous les ingrédients pour un prix Nobel de littérature !


ZachJones
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le 19 sept. 2025

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Zachary Jones

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