Le Premier Sexe
4.8
Le Premier Sexe

livre de Eric Zemmour (2006)

Par-delà tous ces dévots de la bienpensance, nouveaux hallucinés de l'arrière-monde terrifiés par le travail funambule de la pensée et le vertige qui en découle, trop contents de se vautrer au contraire dans leurs certitudes susceptibles et de se présenter en apôtres du Bien universel comme l'a toujours fait la gauche post soixante-huitarde dont Sens Critique est traditionnellement le havre, Éric Zemmour propose une réflexion passionnante, dont les immenses qualités surplombent de très loin les pourtant colossaux défauts. Parmi ceux-ci, je citerai avant tout une incapacité manifeste à toute suspension de jugement ou à toute forme de doute entretenu, qui l'incite à sauter aux conclusions et à oublier d'inclure dans ses schémas de réflexion la possibilité qu'un phénomène soit le produit de causes multiples, dans une forme de nécessaire modestie interprétative. Je tends malgré tout à l'indulgence, parce que Zemmour et sa soif de sens me sont sympathiques, et parce que je reconnais dans ses excès évidents et son manque total de rigueur un plaisir sincère et presque innocent. Ce plaisir, c'est celui du découvreur, de celui qui se trouve happé par le goût intellectuel qui saisit tout homme qui aime à penser au moment de parvenir à la découverte d'un réseau de causalités en jetant la lumière sur un problème. Le fond de libido sciendi qui parcourt les lignes de cet essai a beau donner à son auteur un ton bien trop définitif et assertif, il n'en reste pas moins à mes yeux particulièrement attachant, et je l'excuse parce que je sais trop bien la tentation d'ériger une idée esthétiquement plaisante en vérité immédiate sans assez la questionner et la remettre en perspective.


Ainsi, le livre est truffé de ces idées brillantes mais exprimées de façon caricaturale, dont l'ampleur est démultipliée et dont l'ombre efface chez l'auteur des idées concurrentes alors même que celles-ci ne leur sont pas incompatibles et méritent d'être a minima examinées. C'est ce genre d'errements que je pardonne, parce qu'il me semblent dictés par la coupable mais si humaine inclination que Zemmour a pour la pensée elle-même. Les idées d'un homme, après tout, sont un peu comme ses propres enfants. Quoi qu'il en soit, je voudrais citer l'une de ces idées, celle qui m'a le plus marqué, parce qu'elle est à la fois intéressante, vertigineuse et complètement stigmatisante (pratiquement homophobe même, bien que je me répugne à ces jugements moraux à l'emporte-pièce qu'on nous sert du petit-déjeuner au dîner) dans la façon que Zemmour a de la suggérer sans trop le dire comme une cause unique de l'homosexualité.


Cette idée, c'est celle de l'homosexualité comme sous-produit du désir triangulaire tel que le définissait René Girard. Zemmour, d'ailleurs, semble répéter l'erreur du philosophe, qui considérait le désir presque uniquement à l'aune de l'idée de triangulation qu'il avait lui-même émise, sans doute là-aussi par amour pour son propre rejeton intellectuel. Selon Girard, le désir n'est pas un mécanisme bilatéral qui rive un être à un autre ; il est au contraire médié par un troisième larron dont la présence stimule la création du désir chez son concurrent. Prenons le cas de deux hommes qui désirent la même femme : Girard nous invite à penser que leur désir n'est pas dû aux seuls charmes de la dulcinée à conquérir, mais à la présence de l'autre qui en se posant comme sujet d'un désir vis-à-vis de celle-ci amorcerait l'apparition d'un désir concurrentiel chez le rival qu'il s'est lui-même créé. Ce mécanisme est bien connu des publicitaires, qui vendent leurs produits en utilisant la tendance de l'homme à la consommation ostentatoire : on consomme souvent pour afficher un statut social en stimulant la jalousie de l'autre et en se nourrissant du désir qu'on lit dans son regard. Il est également documenté chez les femmes en psychologie, certaines études montrant que les femmes tendent à juger un homme plus beau si la photo sur lequel on le leur présente le montre entouré d'une femme souriante et visiblement énamourée.


Ce mécanisme du désir triangulaire semble donc bel et bien exister, probablement issu de la capacité indicative que possède le désir de l'autre dans le choix d'un partenaire sexuel : il est raisonnable pour une femme de supposer inconsciemment que si d'autres femmes désirent un homme, c'est qu'elles lui ont trouvé des qualités qu'elle n'a peut-être pas eu le temps de déceler mais qui ne manqueront sans doute pas de se faire jour plus tard. Dans la course au partenaire idéal, le désir de l'autre est un indicateur qui permet un précieux gain de temps. Pour autant, René Girard m'a toujours passablement agacé par sa tendance à ne reconnaître que ce désir-là, et à tout interpréter à l'aune de sa théorie. Zemmour pousse impudemment cette tendance jusqu'à faire reposer l'homosexualité tout entière sur l'idée d'un désir triangulaire qui aurait connu une déviation : un homme dont le désir pour une femme aurait été aiguillonné par la présence d'un rival verrait son désir se reporter sur le rival lui-même. En effet, le rival serait, dans ce mécanisme du désir, paré de toutes les qualités, ce qui permet de rehausser l'ardeur qu'on met au combat qu'on lui livre pour la possession de la femme, puisqu'il n'est pas de plus grande gloire que de triompher d'un rival prestigieux. D'admiré, le rival deviendrait aimé et objet du désir lui-même, reléguant la femme initialement désirée au rang non plus d'objet du désir mais uniquement de cause initiale d'une cristallisation centrifuge qui la voit désinvestie du désir qu'elle suscitait à l'origine, comme volée du butin amoureux qui lui était promis.


De façon étonnante, je trouve l'idée fascinante, parce qu'elle paraît, peut-être de façon fallacieuse, investie de la capacité qu'ont les grandes idées de remodeler intégralement le regard. Si ce mécanisme par lequel la pensée chercherait elle-même à me duper était réel, ce serait cela dit la merveilleuse confirmation de sa puissance de vie autonome. Qu'importe, cette idée brillante est également stupide ; outre la dizaine d'objections que je peux rationnellement lui objecter sans trop chercher à forcer, elle est de toute façon incompatible avec mes vues sur la question. Le désir est pour bonne part contenu dans l'objet lui-même, et je ne crois pas à la toute-puissance d'une médiation par l'autre dans ses modes d'édification. C'est par ce genre de raccourcis que Zemmour, je le sais bien, prête le flanc aux critiques. Si je veux aussi voir une complaisance coupable mais pardonnable vis-à-vis des idées qu'il a lui-même émises, il est vrai qu'on ne peut totalement exonérer l'actuel candidat à la présidentielle d'une homophobie plus ou moins avouée à le voir décider ex cathedra que l'homosexualité ne découlerait tout bonnement que d'une erreur dans le mécanisme du désir.


Pour autant, je m'en fous. Je me sais parfaitement incapable et indigne de juger un homme tout entier d'après des spéculations de cet ordre, que celles-ci m'arrangent ou pas d'ailleurs. Je ne suis ni un chantre ni un esclave de la bienpensance, je sais m'intéresser aux idées avant de porter des griefs aux hommes. Je ne me prends pas pour Dieu, ce dieu source de toute vérité morale que les progressistes contemporains ont resuscité pour clouer au pilori tous leurs contradicteurs après l'avoir immolé sous sa forme christique il y a des décennies de cela. Ce qui m'intéresse, comme Éric Zemmour, ce sont avant tout les idées en elles-mêmes, l'idée que certaines d'entre elles contiennent une puissance de vérité supérieures à d'autres et peuvent servir à lever le voile sur le fond de notre pensée, par-delà les réflexes conditionnés par les codes moraux dominants d'une époque. Et des bonnes idées, certes présentées au hachoir et pas assez remises en perspective, le livre en contient un paquet.


Je ne me ferais pas l'avocat de Zemmour, qui n'en a d'ailleurs pas besoin au vu de la faiblesse argumentative de son opposition, qui se vautre dans un amas informe d'épithèques (« facho », « réac' »...) incantés fébrilement comme des formules d'exorcisme sans jamais être capable de descendre sur un terrain rationnel. Je voudrais simplement rappeler à tous ces gens si prompts à s'effaroucher qu'au final, Zemmour ne dit pas autre chose que les néoféministes les plus radicales : la structure de la société a toujours été pour partie tissée par un combat entre les sexes. Lui considère simplement que les femmes ont de longue date gagné la guerre pour le contrôle des sociétés occidentales. Et souligne avec justesse par l'angle à la fois historique, sociologique et philosophique qu'il prend que le triomphe des valeurs féminines dans lesquelles nous sommes tous bercés n'a rien à voir avec celui du Bien ; il n'est que le produit de forces complexes et multiples qui surgissent de l'Histoire pour se donner ensuite par elles-mêmes les habits dorés et glorieux d'une vérité révélée. Elles ne forment pourtant qu'un paradigme possible parmi tous ceux existants, et pour apprendre s'il est le plus épanouissant de ceux-ci, il nous faudra aller bien plus loin que quelques clichés libertaires et pseudo-progressistes aussi lénifiants que souffreteux.

Kloden
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le 26 déc. 2021

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