Brodeck n'était pas présent le fameux soir de l'Ereigniës - ce soir où les habitants du village ont volé la vie de l'Anderer, un étranger qui séjournait chez eux depuis déjà un certain temps -, mais c'est à lui que le Maire (Orschwir) et quelques autres ont imposé la rédaction d'un rapport dont l'objectif serait de les disculper de l'acte irréparable qu'ils ont commis.

En marge de ce rapport obligatoire, Brodeck entreprend d'écrire pour lui seul et en cachette de tous ce qu'il a sur le cœur. C'est de ce témoignage confidentiel qu'est constitué le roman. Brodeck y dit tout : l'amour qu'il porte à ses êtres les plus chers – Fédorine (sa mère adoptive), Emélia (sa compagne) et Poupchette (leur petite fille) – ; son arrivée au village, la façon dont il y a été accueilli, l'avènement de la guerre, les horreurs dont il a été victime, son retour chez lui au terme des hostilités, l'arrivée de l'Anderer et son assassinat...

Le récit de Brodeck n'est pas continu : il se disperse en épousant le va-et-vient de ses souvenirs, pensées et ressentis. Il nous offre un perpétuel voyage à divers moments-clés de son existence. Ce vagabondage incessant et dénué de logique entrave la progression du roman. D'aucuns, sur la blogosphère, ont parlé d'un puzzle dont on acquerrait, au fil de l'histoire, de plus en plus de pièces. Cette métaphore m'est apparue comme étant la plus adaptée. Cependant, le fait d'obtenir des pièces de manière totalement désordonnée m'a été, du moins au début, suffisamment désagréable pour que je songe à laisser ce livre me tomber des mains.

Toutefois, fatalement, l'histoire progresse et gagne peu à peu en intérêt, car si Brodeck nous offre sa vie en mode aléatoire, l'ordre de ses révélations se veut savamment pensé : les faits les plus bouleversants ne nous sont en effet livrés qu'à la fin. J'ai donc entamé les deux premiers tiers de ce bouquin en déplorant de le devancer continuellement (entendez par là que mon impatience et la lenteur du récit empêchaient la perspective d'une entente entre ce livre et moi) puis me suis faite littéralement traîner par lui tant les propos relatés par Brodeck à la toute fin m'enchaînaient, m'hypnotisaient.

Qu'on se le dise, Le rapport de Brodeck est un roman excessivement dur. Philippe Claudel y dépeint la noirceur de la guerre et l'inhumanité dont les êtres sont capables.

Nous sont racontés dans ce livre les atrocités qui ont été infligées à Brodeck et à d'autres dans le camp où ils ont été faits prisonniers.
Des années passées à faire Chien Brodeck pour amuser les Fratergekeime...

« Parfois, lorsque les gardes étaient ivres ou désœuvrés, ils s'amusaient avec moi en me mettant un collier et une laisse.Il fallait que je marche ainsi, avec le collier et la laisse. Il fallait que je fasse le beau, que je tourne sur moi-même, que j'aboie, que je tire la langue, que je lèche leurs bottes. Les gardes ne m'appelaient pas Brodeck mais Chien Brodeck. Et ils riaient de plus belle. La plupart de ceux qui étaient avec moi refusèrent de faire le chien, et ils moururent soit de faim, soit de coups répétés que les gardent portaient sur eux. » (p. 30)

... à voir, chaque matin, un compagnon être désigné pour mourir par pendaison...

« Tous les jours, un homme était ainsi pendu à l'entrée du camp. Chacun, le matin, en se réveillant se disait que ce serait peut-être son tour. Les gardes nous sortaient des cabanes où nous nous entassions à même le sol pour la nuit, nous faisaient mettre en rang, et nous attendions, ainsi, debout, longtemps, quel que soit le temps, nous attendions qu'ils choisissent l'un d'entre nous, la victime du jour. D'autres fois, ils nous jouaient aux dés ou aux cartes. Et nous devions attendre debout près d'eux, en rangs parfaits, immobiles. Les parties s'éternisaient et, au bout du compte, le vainqueur avait le privilège de faire son choix. Il passait dans les rangs. Nous retenions notre souffle. Chacun tentait de se rendre le plus insignifiant possible. Le garde prenait son temps. Puis il finissait pas s'arrêter devant un prisonnier, le touchait du bout de son bâton et disait simplement « Du ». Nous autres, tous les autres, au fond de nous, on sentait naître une joie folle, un bonheur laid et qui ne durerait que jusqu'au lendemain, jusqu'à la nouvelle cérémonie, mais qui permettrait de tenir, tenir encore. » (p. 79-80)

... et réchapper à la mort pour revenir au village et y retrouver une Emélia devenue muette et sans ressort...

Nous reste donc à savoir ce qui a eu lieu au village en l'absence de Brodeck et à comprendre les griefs qu'avaient les habitants du village à l'égard de l'Anderer...

« J'avais l'humeur légère. J'étais, j'en prends seulement conscience aujourd'hui conscience, peut-ête le seul du village à qui plaisait l'arrivée d'un inconnu chez nous. J'avais l'impression que c'était une renaissance, un retour à la vie. C'était pour moi comme si on avait soulevé une lourde plaque de fer, fermant depuis des années une cave, et que cette cave recevait subitement le vent et les rayons d'un grand soleil. Mais je ne pouvais pas imaginer que parfois les soleils deviennent des gêneurs, et que leurs rayons qui éclairent le monde et le font resplendir, malgré eux, dévoilent aussi ce qu'on cherche à enfouir. » (p. 188)

Outre les actes innommables perpétrés au camp, l'atmosphère insoutenable régnant dans le climat d'avant et d'après-guerre n'assurent aucun répit au lecteur. La divulgation de la cruauté et de la veulerie des habitants du village ne fait qu'asséner, avec une puissance folle, le dernier coup en guise de bouquet final.

En effet, l'intégralité de l'existence de Brodeck tient du cauchemar et l'intrigue concourt progressivement à un sentiment d'oppression, d'asphyxie qui nous fait tourner les pages à un rythme de plus en plus soutenu. On se découvre avide d'en savoir plus alors que quelques pages plus tôt, nous nous plaignions d'ennui...

En somme, la découverte de ce roman peut s'avérer fort appréciable à condition de s'accrocher et de surmonter l'empressement...
Reka
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le 10 janv. 2011

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