Jeunes gens du Wessex, approchez pour écouter


Un conte empli de larmes et d’âpres chagrins,


La tragique histoire des amours contrariées


De la douce Thomasine et de Damon le volage,


D’Eustacia la rebelle et du beau Clym Yeobright …


Le Wessex : une région d’Angleterre que je connais mal, même si elle ne se situe pas très loin d’autres coins que j’ai un peu plus l’habitude de fréquenter comme le Devon ou les Cornouailles. Pourtant, dès les premières lignes du roman, la lande d’Edgon m’a semblé aussi proche que si je l’avais parcourue en tous sens. C’est que cette terre d’ajoncs, de tourbes et de bruyères, où résonnent l’hiver les hurlements de la bise et les accents déchirants des tempêtes, cette terre hostile à l’imprudent voyageur, noyée de brouillards épais et de pluies tombant en lourds rideaux, cette terre parfois tendre qui s'étire au printemps dans les longs coassements des grenouilles auxquels succèderont les chants et les danses autour de l’arbre de mai, cette terre souvent âpre et cruelle, chauffée à blanc par le soleil implacable d’août qui darde sur les êtres faibles et sans défense des rayons aussi impitoyables que ceux qui tuèrent Mireille dans la plaine de la Crau, cette terre de contraste, lieu de quiétude et de bonheur simple pour les uns, de drames et d’insatisfaction pour les autres, cette contrée mystérieuse et fascinante est bien la sœur jumelle des landes du Menez Hom ou des Monts d’Arrée qui me sont familières. Quant à la description qu’en fait Thomas Hardy, elle est tout simplement splendide. C’est qu’à travers ces pages somptueuses, l’écrivain ne se contente pas de planter le décor de l’action : les lieux qu’il évoque ont une âme, ombrageuse, fascinante et inquiétante à la fois, à l’image de cet homme au rouge un peu effrayant qui, au début du roman, transporte dans sa roulotte une jeune fille ingénue et apeurée.


La lande possède bien sa propre existence, ses secrets intimes. Hantée par les esprits des anciens Celtes, peuplée de vestiges de la préhistoire à l’image de ce tumulus qui domine la vallée, découpant sa silhouette sur le ciel sombre, terre inviolée et préservée, elle perpétue un ordre des choses que rythment les saisons et leurs rites immuables. Pour ceux qui se laisseront prendre à ses sortilèges, la lande n’a rien d’innocent. Jalouse et attentive, elle vous observe, vous traque, vous retient, vous ensorcèle. Lorsque d’aventure vous parvenez à vous y arracher, vous sentez aussitôt poindre son appel exigeant, impatient : désormais, où que vous alliez, vous serez en exil de ce pays qui, peut-être, n’est même pas le vôtre. Mais, la plupart du temps, on ne quitte pas la lande, quelque désir qu’on en ait. A ceux qui ne succombent pas à son attrait, elle apporte au mieux l’ennui, au pis la désolation ou la mort. Quant aux pauvres fous qui s’ingénient à en modifier l’ordonnance, ils ne trouveront en récompense de leurs efforts que la maladie et le malheur.


Si cette terre avait été bretonne, elle aurait sûrement donné naissance à une gwerz, une de ces complaintes tristes et monotones que les anciens entonnaient à l’occasion des foires, des veillées et des pardons : Tud yaouank a Vreizh-Izel, didostit da glevet…


Je ne m’étendrai pas sur la trame de l’histoire, aussi intemporelle que la terre mystérieuse qui l’abrite. Comme souvent dans les gwerzioù, il est question d’amour, de mal marié(e)s, de trahison, de mort. Thomasine la naïve, Damon l’indécis, Eustacia l’audacieuse et Clym l’idéaliste : on peut chercher dans le caractère de ces personnages les ferments des poisons qui vont entraîner à leur perte la plupart d’entre eux. Mais derrière ces couples mal assortis, de sombres forces sont à l’œuvre. C’est que la lande est aussi terre de malédictions et d'anciennes croyances, de feux de joie et de poupées de cire plantées d'épingles, de sorcières et de mauvais sorts, si bien qu’en dépit de tous leurs efforts ou plutôt à cause de leurs vaines tentatives, le destin des personnages est scellé d’avance, comme dans toute tragédie qui se respecte. Dommage que pour des impératifs d’édition la fin du roman ne soit pas celle que Thomas Hardy avait privilégiée. La gwerz des amants de la lande d’Edgon aurait mérité une fin plus âpre et plus austère.


La gwerz (pl. gwerzioù) est une chanson traditionnelle de Basse-Bretagne relatant une page d’histoire ou un fait divers tragique. En imaginant le début d’une gwerz à la gloire d’Edgon, au début de ma critique, je me suis inspirée très librement des premiers vers de la gwerz Metig.


https://www.youtube.com/watch?v=mPiKOnmtny4

No_Hell
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le 15 oct. 2017

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No_Hell

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