Eh bien voilà, après avoir pendant plus de deux ans traîné dans ma liste de "lectures en cours" qui autrefois tournait à plein régime, Le Rêve dans le pavillon rouge rejoint définitivement les affaires classées...du moins en ce qui concerne sa lecture ! A la lecture du titre du roman et de sa couverture française, vous vous demandez sans doute, comme moi à l'époque, ce dont parle ce livre (rassurez vous, je n'avais pas compris avant de m'y plonger). Est-ce un conte, un manifeste bouddhiste, le récit d'un drogué ? Rien de tout cela, en fait il s'agit plutôt d'une saga familiale (au sens large et aristocratique) sur fond mystique de "mythologie" chinoise. En réalité, ce roman est bien plus que cela et nous y reviendrons plus bas.


En effet, avant de rentrer dans le coeur du livre, attardons nous sur un fait qui pourra gêner certain : "Le Rêve dans le pavillon rouge" est une traduction de "Hong Lou Meng", un roman chinois du 18 ème siècle (bon jusque là j'enfonce des portes ouvertes). Sans avoir une énorme expérience du chinois, mais assez pour comprendre cependant pourquoi la traduction de ce langage en français est délicate, je peux vous dire que les critiques sur le contenu littéraire propre au maniement du langage a évidemment disparu. En effet, les figures de style en chinois reposent plutôt sur la graphie des caractères qui sont eux-mêmes des compositions d'éléments sur lesquels on peut jouer...mais seulement avec des caractères chinois (notamment vrai sur les blagues "carambar" des bubble tea) ! De même, des jeux de mots oraux tiennent aux quatre tons de la langue. Dans ces conditions, il est assez difficile voire impossible de traduire l'intention en français. Bien sûr, les figures reposant sur les mots en tant qu'idées existent, mais là encore il s'agit souvent de comparaisons qui n'existent pas ici. La culture étant également très éloignée (contrairement à celle des pays européens), les expressions n'ont souvent pour nous pas de sens.
Autre point, le livre a été écrit par mélange de Chinois vernaculaire (pour le narrateur) assez "familier" et de Chinois "officiel" de haut niveau pour distinguer les personnages de plusieurs rangs sociaux/d'éducation.
"En pratique, cette perte de traduction impacte-t-elle le livre ?" me demanderez-vous alors. Comme je l'ai déjà dit, il m'est impossible d'évaluer la perte mais j'ai ressenti un problème majeur dans ces domaines :



  • les poèmes qui tombent souvent à plat à part les plus emblématiques ou les sentences symétriques plus porteuses d'idées

  • l'humour et les références qui n'ont pas vraiment de piquant voire qui ne démontrent pas vraiment leur aspect comique

  • les traductions de choses qui n'existent pas vraiment en France (l'arak par exemple, terme générique qui désigne un alcool à chauffer pas très fort)

  • les expressions assez antiques et provinciales utilisées pour simuler les discours "familiers" (perso j'ai quand même trouvé cela assez drôle)


Voilà, c'est à peu près tout. La question qui suit est alors tout naturellement "Est-ce que cela vaut malgré tout le coup de l'acheter ?". La réponse est oui. En effet, une traduction avec pertes ne retire pas au roman sa substance qui ne fait référence à aucune langue : ses idées, son histoire, son développement, sa logique. Donc - à moins que vous vous décidez à atteindre un haut niveau de Chinois (bonne chance car rien que l'apprentissage pour lire un malheureux journal est très long) avant de lire le livre - foncez si le sujet vous intéresse, il reste beaucoup de matière surtout que le texte final demeure de bonne qualité, qu'il soit "fidèle" ou pas.
Une autre question plus épineuse concerne le prix : 130 euros en version Pléiade. Certains trouveront que c'est une somme mais pour ma part il a duré plus de trois ans (avec de grosses coupures évidemment), c'est un investissement donc pas si onéreux surtout vu la qualité de l'édition. Bon après, il sortira peut-être en poche pour ceux qui ne veulent pas mettre ce prix.
Revenons maintenant au roman en lui-même, à son "esprit" et non plus à son incarnation.


En guise de préambule, je voudrais préciser que je vous mentirais si je vous disais que je suis capable de vraiment me souvenir de tout le contenu du livre dont j'ai lu 60% du contenu il y a environ deux ans et demi et le reste entre fin 2017 et hier. Ma critique sera donc plus générale que détaillée bien que je me souvienne parfaitement des moments clés de l'intrigue.
Maintenant, on peut commencer...


Comme le titre de ma critique l'indique, la plus grande force du "Rêve dans le pavillon rouge" est d'être un récit à plusieurs niveaux et à multiples facettes. En effet, pris au premier dégré, le roman ressemble de fait à un soap opera télévisé de la vie de la famille Jia. Très facile à lire comme toute saga, le livre se dévore en dévorant chaque chapitre (intelligemment nommé "récit" dans la version en question) comme un épisode qui finit d'ailleurs souvent par un petit suspense du genre "feux de l'amour" (un personnage entre et s'apprête à dire quelque chose, il est arrivé quelque chose à un personnage et on attend de savoir comment cela va se résoudre, ...), fait d'ailleurs verbalisé par l'auteur qui dit termine souvent les récits par une tournure du genre "qui voudra savoir [..] n'aura qu'à lire..." pour ensuite recommencer le récit suivant par une répétition du dernier événement. Pour ajouter du grain à cette comparaison qui semblera osée pour de la "grande littérature" (le terme soap opera ayant plutôt une connotation "roman de gare"), j'ajouterai que beaucoup de récits présentent une petite intrigue par forcément inscrite dans une progression globale de la trame narrative, il s'agit plutôt de petits événements dans la toile de cette famille aristocratique.
En d'autres termes, le roman a ce côté addictif des séries fleuves dont il calque le rythme avec une galerie de personnages très variée.


Est-ce tout ? Heureusement non. Comme je l'ai dit, le livre a de multiples facettes et étages ; dans le cas présent, au delà des nombreux récits du livre existent un personnage principal et l'histoire tournant autour de lui ou de sa famille proche. En effet, le personnage principal du récit est Jia Baoyu (ou Jia Jade magique, frérot Jade, deuxième né Jade en français), fils cadet (mais aîné du fait de la mort de son frère) du deuxième né de la génération "régnante" (ce point est assez flou, et le terme "régnant" mal choisi mais cela a peu d'importance) et qui porte tous les espoirs de la famille qu'il devra reprendre. Pour mieux situer ce personnage, il est le fils de Jia le Politique (même nom en chinois), figure majeure de la famille en tant que grand mandarin (= haut fonctionnaire) et futur ministre qui presse son fils à vivre dans le respect de ses devoirs filiaux et donc d'étudier les textes des grands maîtres (Confucius, ...) afin de bien se placer au concours mandarinal et ainsi perpétuer l'héritage de la famille (en gros, c'est comme passer un concours de l'ENA pour être haut fonctionnaire et contirbuer au maintien de la famille) qui dispose malgré tout de charges héréditaires, des bonnes grâces de l'empereur et donc d'un grand prestige/d'une grande influence au début du livre. Malheureusement, ce fils Jade préfère jouir de son temps avec ses sœurs, servantes et cousines du pavillon rouge ("gynécée", traduction par analogie romaine = maison des femmes) avec qui il passe le plus clair de son temps sous le regard de sa grand mère l"'Aïeule" (figure très importante du livre) qui en est la figure hiérarchiquement la plus importante hors du monde des hommes. Plus intéressé par les questions du coeur, des romans "futiles" et autres choses du genre, il tient en plus haute estime les femmes que les hommes et est avec elles d'une grande douceur (quand il ne couche pas avec ses servantes ou avec des acteurs - car oui, l'homosexualité "pour s'amuser" à la grecque était chose normale). Cette tension sera une grande constante du livre et constituera sa dynamique principale "terrestre". En effet, la première partie du roman sera plutôt joyeuse avec Jia Baoyu s'amusant avec ses "soeurettes", composant avec elles des poèmes dans le "parc" où elles vivent toutes réparties dans différents pavillons. Cette partie liée à l'enfance sera plutôt platonique bien qu'un premier triangle amoureux se dessine discrètement entre les trois personnages liés par la moitié de leur nom : jia jade étincelant (le frérot jade), lin jade sombre (lin daiyu et xue baochai (joyau étincelant).
Par la suite, le récit va évoluer vers la décadence des Jia avec les problèmes d'argent que cela suppose et les ennuis judiciaires liés à la perte d'influence dans un système où la Justice s'achète, etc. Consacré par la fermeture du parc et prédit par le poème "le testament des fleurs", l'enfance se clora sur une impression assez triste, le départ des soeurettes et le passage à l'âge adulte compliqué du frérot Jade.
Je ne vais pas en dire davantage sur le récit tant l'ensemble est vaste mais l'ensemble est fascinant dans sa construction avec de nombreux personnages mis en lumière et pourtant tous intéressants bien que davantage développés dans leur "caractère" que dans leur profondeur psychologique (il n'y a pas appesantissement sur les états d'âme comme dans la culture romantique française). Les récits alternent entre légèreté et élévation avec des moments nostalgiques, sensibles et beaux.
Seul point noir potentiel : le livre propose beaucoup de passages de petites manies chinoises un peu à la Proust quand il citait des noms de ville à la pelle et des discussions interminables : dans ce livre, vous verrez souvent les personnages faire l'inventaire de leurs petits cadeaux (qu'ils reçoivent et envoient par cargos), les distribuer, se faire servir du riz ou masser, recevoir des listes de médicaments et des diagnostics de médecine chinoise prêtant à sourie, etc.


Après les récits épars et la trame principale "terreste", le troisième étage majeur est l'étage "mystique" par lequel commence d'ailleurs le récit. A cette intention, je vous recommande de bien lire attentivement le début et de faire un effort de compréhension, de déduction (à cette époque, j'étais un acharné et j'ai bien passé une heure d'analyse sur chacun des trois premiers chapitres...analyse validée par une chinoise lettrée, quelle fierté !) car ces thèmes reviendront en boucle dans al suite du récit et constituent des axes "philophiques"/"religieux" majeurs.
De fait, ils s'avère que Jia Baoyu a été nommé ainsi parce qu'il est né avec un jade magique dans sa bouche. Or, au début du livre, il est justement question de ce jade qui est en réalité un morceau de roche d'un mur dressé par Nu Wa (déesse/dieu primitif) pour protéger la planète (un truc du genre, peu importe). Or, ce caillou est - de la bouche de deux "immortels" (concept particulier lié au taoïsme et/ou au bouddhisme) - a été envoyé sur terre pour goûter aux vanités du monde tangible...vanités qui sont - comme leur nom l'indique - le monde du "faux", la vérité se trouvant justement dans la "voie". A ce titre, les passions du jeune frérot Jade et ses "fêtes" sont plutôt du "faux", "faux" auquel il doit goûter pour justement aboutir à la voie.
D'ailleurs, le nom "Jia" "ressemble" (je ne vais pas entrer dans les détails) au mot faux alors qu'une famille "miroir" de la leur - les Zhen - est plutôt la version "vraie". Le récit commence d'ailleurs par un épisode complètement dé-corrélé de Zhen Ombrage de Clerc qui se voit voler son enfant qui se retrouvera d'ailleurs dans la famille Jia au fil des reventes en tant que servante. Il s'agira d'une étape dans sa voie vers l'immortalité. Pour faire un parallèle sans doute raccourci mais qui a du sens : il s'agit tout simplement d'une éternelle vision de pêcheurs/saints.
Au cours du récit, ce fil rouge se manifestera à de nombreuses reprises comme lors d'un rêve qui révèle d'ailleurs au héros toute la suite du récit (le destion des "belles de Jinling") - en langage codé heureusement - ainsi que les enjeux de son existence en filigrane. Ce passage contient d'ailleurs deux sentences symétriques dont j'ai oublié la formulation qui résument tout l'enjeu du livre et qui sont magnifiques. Il se manifestera aussi dans le triangle amoureux dont je ne vais rien révéler mais qui est absolument magique pour les amateurs. Le destin joue ici un grand rôle et l'étau de ses mouvements se resserre inlassablement sur le récit jusqu'à sa conclusion.
Quoi qu'il en soit, ce fil rouge est également traité avec intelligence et légèreté en ce qu'il se manifeste de façon surnaturelle à de rares occasions pour recadrer le récit et lui donner de l'épaisseur.


En lien avec cette philosophie toute particulière, Hong Lou Meng est également une fenêtre sur les moeurs chinois, le fonctionnement d'une famille aristocratique, les tabous, etc. Je ne vais pas développer ce point car je ne souhaite pas affirmer des choses à la légère mais, en croisant avec d'autres pensées et des discussions avec des natifs - parfois lettrés - on se rend compte voire l'on s'étonne de certains aspects ou de subtiles tendances éloignées de ce que l'on peut voir dans des romans "typiquement français" de la même époque voire modernes. Ainsi, en sus du gros contenu culturel brut (références documentées dans les notes, etc.), l'ouverture à d'autres façons d'exprimer les choses (car au fond on pense un peu tous pareil en tant qu'être humains, c'est plutôt la perspective avec lesquels on vit ou pense qui change) s'avère être très enrichissante et propice à un renouvellement de soi. N'achetez pas ce livre pour vous "cultiver", c'est ridicule, mais plutôt pour son "empreinte culturelle" subtile qui colore le récit.


Pour finir, une autre facette du livre est plus "engagée" et concerne la société chinoise en général (les points de tension restant malgré tout des lieux communs de beaucoup de sociétés). En effet, en tant que roman partiellement autobiographique (disons que les grandes lignes s'y retrouvent, dans quelles proportions ? Difficile à dire de l'aveu même du préambule, mais en tous cas assez pour susciter des prises de positions de l'auteur), on peut sans doute retrouver les pensées de Cao Xueqin dans celles de Jia Baoyu, notamment son regard sur les femmes et leur position dans la société (notamment la terrible mise en ménage qui est une loterie), la corruption aristocratique, le servage, l'instabilité de la position sociale aliénée aux faveurs de l'empereur, la certaine vanité du mode de concours, les goûts, ... Le livre porte donc en lui une discrète mais existante coloration "politique" qui n'est pas un message ou un objectif manifeste mais plutôt une façon de penser. Ce que je cherche à dire, c'est que le roman a de la personnalité et n'est pas "neutre".


Outre toutes ces qualités dont je ne pourrais continuer de faire l(inventaire, le roman étant tellement vaste et multi-facettes que je pourrais en parler des heures (c'est déjà le cas à ce stade alors imaginez !), je voudrais noter un point connu mais non-moins important : le livre dispose de 120 chapitres mais les 40 derniers (soit un tiers quand même) ont été écrits par des continuateurs. En pratique, cela se ressent dans l'écriture qui change pas mal. Subtile et lente dans son déroulement, l'intrigue devient un peu plus grossière, plus portée sur l'action. La qualité et les caractères des personnages ainsi que les grandes lignes sont respectées mais la narration perd en finesse voire semble à de rares occasions "décalée" par rapport au reste d récit et cela va en s'aggravant quand on se rapproche de la fin assez étrange dans son style. De fait, les épisodes finaux font vraiment "soap opera". Malheureusement, comme on ne saura jamais ce qu'il en aurait été, je me dis que cela ne sert pas à grand chose de se plaindre et que - malgré tout - le final est au moins acceptable dans son histoire et se déroule d'ailleurs après la quasi totalité des événements importants du récit ; il n'a donc pas gâché tant que cela de choses.


En définitive, "Le rêve dans le pavillon rouge" restera pour moi une grande expérience de lecture très enrichissante humainement et spirituellement. En sus d'être un récit très fin, le livre s'offre le luxe d'être une fresque colossale à plusieurs niveaux et à plusieurs facettes thématiques ou émotionnelles. Tantôt charmant comme une série fleuve à la télé (il y en a une d'ailleurs !), tantôt mystérieux par son lourd appareil mystique et tantôt chargé d'émotions du fait des liens qui se créent entre les personnage, le héros et le lecteur, Hong Lou Meng est une expérience difficile à décrire mais assurément inoubliable, même en français. Un grand livre donc malgré les quarante derniers chapitres plus "balourds". Je mets 8/10 qui est ma note maximale historique.

Foulcher
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le 24 févr. 2018

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