Royaume du Danemark, fin du XVIIIe siècle. Jon Silvertsen est un obscur horloger vieillissant, depuis longtemps installé à Copenhague. Tout jeune, il a quitté sa lointaine Islande suite à des événements atroces qui l’ont marqué à tout jamais. Il vit désormais non loin du château de Christiansborg où règne en théorie le roi Christian VII, mais ce dernier, du fait de son déséquilibre mental, n’exerce en réalité aucun pouvoir : c’est le prince héritier Frédéric qui assure la régence. Un jour, l’horloger est appelé au palais pour réparer une pendule défectueuse. Il formule alors une curieuse requête : celle de pouvoir  examiner une vieille horloge oubliée depuis 200 ans dans une remise du château où gisent les objets mis au rebut. Cette horloge s’avère être un chef d’œuvre façonné par Isaac Habrecht, un artisan de renommée mondiale, célèbre pour avoir réalisé de splendides horloges astronomiques, dont la plus célèbre  est sans conteste celle qui orne la cathédrale de Strasbourg. Lorsqu’elle a cessé de fonctionner, de nombreux artisans et astronomes furent appelés à son chevet, mais personne ne fut à même d’en comprendre les délicats rouages. Notre homme obtient sans peine la permission de s’atteler à la restauration de cette merveille, tâche dont il s’acquitte avec humilité et émerveillement. Son travail à peine entamé, il reçoit la visite impromptue du roi en personne, le monarque désorienté ayant l’habitude d’errer nuitamment dans les dépendances du palais. Désormais, à de nombreuses reprises, le souverain déchu honorera de sa présence son humble sujet issu d’une île lointaine qu’il connaît mal, attiré tout autant par le travail de restauration de l’horloge que par le récit tragique que lui conte le vieil artisan à propos de faits qui se sont produits quarante ans plus tôt dans son pays natal.

Avec ce roman, Indriðason délaisse l’univers du polar, fût-il historique, et ce même s’il est bien question ici  de  prétendus criminels reconnus coupables et de leur exécution dans d’atroces circonstances. Mais cette enquête bâclée menée uniquement à charge par un bailli cupide et vindicatif ne constitue pas l’élément essentiel de l’histoire. Même si Jon a à cœur de ne pas troubler outre mesure un souverain déjà suffisamment déséquilibré et irascible, il ne peut passer sous silence la cruauté des lois danoises en vigueur dans une Islande asservie,  considérée comme une colonie peuplée de sauvages dévergondés qu’il fallait absolument ramener dans le chemin de la vertu.  Les relations hors mariage ou l’usurpation de paternité y étaient sévèrement punies, les malheureux contrevenants étant parfois condamnés à la peine capitale. La révélation de ces pratiques datant du règne de son père Frédéric V vont sérieusement ébranler le roi et l’amener à s’interroger sur le bien-fondé, si pas de la monarchie absolue, du moins de ses excès. 

Si la dimension historique du roman est ce qu’on perçoit de prime abord, d’autres aspects, d’autres questionnements méritent qu’on s’y attarde. Ainsi, le livre met en évidence la fonction même du récit, à la fois témoignage de première source, mémoire d’un passé qu’on aimerait parfois occulter, instrument d’une prise de conscience, de l’acceptation douloureuse de la responsabilité historique de ce qui fut jadis accompli par un peuple (ou du moins ses dirigeants) au détriment d’autres personnes ou d’autres peuples.Sans compter tout ce que la relation d’évènements passés peut éveiller en chacun s’il peut établir un parallèle entre ce récit et sa propre existence, comme c’est le cas pour Christian VII, fasciné et effrayé à la fois par ces histoires d’usurpation de paternité qui trouvent en lui un douloureux écho.  

Ce n’est évidemment pas un hasard si le conteur de ces tragiques événements est également un horloger talentueux qui s’acquitte avec humilité et sagesse de sa tâche de restaurateur de la précieuse mécanique d’Habrecht mais également d’une mémoire enfouie sous des années et des années de douloureux silence. Car au fond, remettre l’horloge en état, c’est permettre au temps figé dans le passé de renaître au présent et de reprendre son cours naturel. Ce n’est pas non plus une coïncidence si la pièce la plus abîmée de l’horloge est une figurine représentant la jeunesse, une époque de l’existence aussi douloureuse pour le vieil Islandais que pour son souverain danois. Ni si la statue de la Vierge qui avait été perdue est finalement retrouvée dans un bordel alors que le péché de chair était alors si durement et si hypocritement réprimé par les autorités de l’époque.

 En conclusion, ne vous arrêtez pas au style faussement simple du roman, rappelant celui  d’un conte philosophique, pas plus qu’à la candeur ou à la bonhommie des personnages.  Cette simplicité est assez logique puisqu’il s’agit de d’appréhender la réalité historique de la domination d’un peuple à travers l’évocation du destin tragique de pauvres êtres qui n’aspiraient qu’à un peu de bonheur et furent exécutés en fonction de lois abjectes venues d’ailleurs.  Dès le début, nous connaissons le sort funeste de ces personnages, ce qui rend encore plus poignant le récit du modeste horloger, témoin de son temps et passeur de mémoire.

La force d’un bon roman historique est de faire ressentir, non toute la complexité d’une époque (c’est déjà impossible pour les historiens, alors pour une œuvre littéraire…) mais cette part de vérité délivrée par des voix singulières, fussent-elles fictives et toute l’émotion qu’elles peuvent susciter. Mission accomplie pour Arnaldur Indriðason avec ce beau roman.

No_Hell
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le 27 juin 2023

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