Le Royaume
6.9
Le Royaume

livre de Emmanuel Carrère (2014)

Livre évènement de la rentrée littéraire de 2014, Le Royaume de Emmanuel Carrère traite sous l’angle autobiographique la crise de foi de son auteur, en racontant l’histoire des premiers chrétiens, essentiellement à travers Les Actes des Apôtres. Six cents pages de commentaires, d’analyses, de références historiques mêlées à de la fiction, signalée par son auteur dès lors qu’il se met lui-même à imaginer les évènements où le récit initial laisse des zones d’ombre. Suivant le même principe que Carrère dans ses livres, le « Je » prend sa place dans ce texte.


A vrai dire, je n’ai jamais apprécié les autobiographies. C’est un genre noble, dont l’attrait principal réside en l’écho qu’il peut susciter chez le lecteur : à un moment donné, ou sur l’ensemble du récit, je me sens en accord ou partiellement d’accord avec l’auteur. J’ai donc envie d’échanger autour de lui, d’en parler à mon entourage. A l’heure actuelle, à presque chaque critique littéraire de Telerama je retrouve l’autobiographie au tournant. S’il y a des expériences dont le caractère unique donnent un attrait au texte, d’autres sont profondément inintéressantes. La plume de l’auteur y est souvent pour beaucoup, et, relativement aux livres personnels tous plus anecdotiques les uns que les autres, j’ai fini par en déduire que l’autobiographie était un style paresseux, dont les exigences sont rarement atteintes. Dans le domaine, Carrère est plutôt bon. Ses livres tournent surtout autour de sa personne, franchissent parfois le narcissisme dans des exercices d’autoflagellation répétitifs, mais ce n’est pas médiocre. Le « Je » est correctement implanté, sans virer à l’écœurement, sauf si on est allergique au procédé. C’est ce même « je » qui est utilisé pour les cent premières pages du livre, dans lesquelles Carrère nous parle de son bref passage dans la foi chrétienne, allant jusqu’à nommer un de ses fils Jean-Baptiste. Prier, aller à la messe, écrire sur Jean, sur Jésus, sur Paul, voilà le quotidien de Carrère, où s’entremêlent foi et travail d’écrivain. Puis, un beau jour, tout cela s’en est allé, presque aussi abruptement son apparition. Est-ce que la foi, comme une grippe, s’attrape et part après d’intenses périodes fiévreuses ? Possible, à l’échelle d’une vie. Pourquoi Carrère a basculé dans la foi, comme beaucoup d’individus, et pourquoi ça s’est terminé ? Il faut être clair ici : Le Royaume n’y répondra pas. Pourtant, c’est ce que son auteur essaie de nous faire croire, en tant que « enquêteur » sur cette période charnière de son existence, ces trois ans dont il lui reste des notes qu’il relit, avec un mélange de gêne et d’incompréhension.


S’ensuivent quatre-cent pages érudites sur les Actes, le voyage de Paul, la création des premières communautés chrétiennes, et le rôle essentiel de Luc dans toute cette affaire. A titre personnel, j’ai une préférence pour l’Ancien Testament. Dans le Nouveau, les paraboles m’intéressent, le reste moins. Je connaissais mal Les Actes des apôtres avant la lecture de Carrère, hormis la conversion quasi fantastique de Saul, persécuteur de la « secte adoratrice de Jésus », devenu par la force des choses Paul, son promoteur le plus exalté. Le Royaume ne m’aura pas fait changé d’avis sur la question : les premiers pas des chrétiens ne soulèvent aucune émotion chez moi. Paul est un type sec, qui valorise le travail, qui vadrouille de province en province, accompagné par quelques fidèles dont Luc, qui lui sert de secrétaire. Là où Le Royaume pèche, c’est que Carrère, pour bien nous faire comprendre les enjeux de l’époque, a recours à l’analogie, par anachronisme. En tout et pour tout, on y relève une bonne cinquantaine de comparaisons entre les années 50, 60 après J-C et le vingtième, voire le vingt-et-unième siècle. Le communisme y apparaît comme une obsession récurrente, l’islamisme aussi. Mention spéciale à la comparaison entre la disparition du corps de Jésus de son tombeau, et le corps de Oussama Ben Laden jeté par les Américains à la mer. Le livre m’en en tombé des mains.


Carrère ne manque pas d’érudition. Il n’y a aucune manipulation des faits à la Onfray, son honnêteté n’est pas à remettre en cause. Lorsqu’il cite un historien, il le mentionne, et ce peu importe l’époque : que ce soit Renan, ou Suétone, tous tiennent leur place dans Le Royaume. Sept ans de rédaction ont été nécessaires, et je veux bien le croire, tant la somme d’informations est colossale. Mais un bon documentaliste ne fait pas un bon conteur, et l’ennui est tel vers le milieu du livre qu’on a juste envie de le lâcher. Le style, familier est entraînant dans les parties purement autobiographiques. Pour nous parler de Pierre, Paul et Jacques, c’est une autre paire de manches. C’est plat, sans saveur, et deux personnes m’ont avoué ne pas avoir réussi à le terminer. Après un mois, j’en ai enfin vu le bout, sans qu’il ne me soit possible dans les meilleurs moments de ne lire plus de cinquante pages par jour. C’est dur, et le pire, c’est qu’il n’y a rien à la fin, hormis une expérience personnelle de Carrère qui ne répond toujours pas à la question : mais pourquoi ne croit-il plus ?


Le problème de Le Royaume, c’est qu’il ne répond à rien. Sous couvert de raconter une histoire, celle des premiers chrétiens, il met surtout en scène le malaise palpable d’un homme qui fuit quelque chose dont il a peur. Si j’employais le même procédé stylistique que Carrère, je dirais que : j’imagine un homme dont le souci est autre que la crise de foi, dépassée depuis longtemps. La question fait état d’un jeu de miroir : est-ce que le vrai Carrère, c’est celui qui à l’heure actuelle est agnostique, ou celui qui était un fervent chrétien au début des années quatre-vingt dix ? Probablement les deux, mais, là encore, la réponse tourne autour du pot. Pendant tout le livre, je me suis demandée si Carrère avait conscience de fuir, en balayant la plupart des réflexions personnelles qui auraient eu du sens pour lui, et pour d’autres en parlant d’autre chose, qui n’a finalement peut-être pas sa place ici pour une analyse. Le fait est que oui : page 593, presque à la fin, le bougre nous dit qu’une arrière-pensée le tourmente : « celle d’être passée à côté de l’essentiel ». Une phrase qui résume entièrement Le Royaume. Mais dans un prochain livre, Carrère nous expliquera probablement la genèse de cette expérience, et pourquoi il n’a pas répondu à grand-chose, en racontant beaucoup et… pour rien.

-Ether
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le 2 nov. 2016

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-Ether

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