Le Sang noir
8.3
Le Sang noir

livre de Louis Guilloux (1935)

La claque.


« Ce qui me plaît dans Le Sang noir, c’est qu’il offre de quoi perdre pied » André Gide


Paru en 1935, « Le Sang Noir » est clairement de la veine du « Voyage au bout de la nuit », comme ce dernier il permet de mesurer en profondeur (en horreur) l’impact de la Grande Guerre sur une génération. On pourrait même penser que le projet littéraire était identique dans les deux ouvrages tant leurs pulsations semblent s’harmoniser, même si le traitement est bien sûr très différent.


Guilloux ramasse avec talent l’intrigue de son œuvre phare en une seule journée de 1917, année de la grande boucherie, mais aussi celle où « ceux de l’arrière » commencent à sentir que la pente de la guerre pourrait être favorable à la France, celle également des mutineries au sein de l’armée et celle de la Révolution russe, deux événements qui résonnent jusqu’à Saint-Brieuc, endroit où se déroule l’histoire. Ville natale de l’auteur également.


Le personnage central est un curieux professeur de philosophie, surnommé Cripure (condensé de Critique de la raison Pure, en hommage au philosophe Georges Palante, qui fut le prof de philo de Guilloux dès 1916) : pour Cripure la guerre n’est pas LE traumatisme déclencheur (comme elle peut l’être dans le Voyage) mais une confirmation, une affirmation concrète, horriblement tangible, de ses doutes existentiels.


Pendant cette interminable journée Louis Guilloux dépeint la société de l’arrière avec une tension et un talent ardent qui non seulement tiennent le lecteur en haleine mais aussi l’épuisent littéralement : toutes les mesquineries des petites bourgeoisies de l’arrière sont plaquées férocement, les hypocrites, les patriotes de pacotille, les magouilleurs, les petits profiteurs, les vrais traîtres faux compagnons. Au milieu de cet abîme se plante le philosophe infirme, l’individu en butte aux moqueries, impuissant face à la haine des imbéciles, et qui, ne parvenant pas à se départir de son extrême lucidité, nous entraîne dans des considérations chirurgicales sur ce monde effrayant.


Cripure est tenaillé d’une part entre compassion, voire amour, pour les Hommes, ces êtres de chair abritant comme lui un cœur palpitant, inquiet et souffrant et d’autre part une haine indicible pour leur hypocrisie et leur bassesse. Au fond, Guilloux semble avant tout vouloir mettre l’accent sur un manque monstrueux et global, qu’on peut voir comme affectif, religieux, social ou métaphysique. Une chape incandescente enveloppe le livre, elle brûle les doigts.


Aristocrates déchus, illettrés, étudiants, bourgeois, députés, commerçants, Guilloux n’oublie personne dans sa grande fresque humaine. Et puis il y a aussi les fusillés pour l’exemple, les gueules cassées, les conscrits qui montent au front en abandonnant leurs parents éplorés, et au loin les bruits de la Révolution russe : tous les ingrédients d’un roman magistral, teinté d’humour malgré ce fond bien noir.


Louis Guilloux, je connaissais à peine, si ce n’était par ouï-dire, je n’avais jamais rien lu de lui, j’en ai presque honte tant ce roman a été un coup de poing, de ceux qui n’adviennent qu’une petite dizaine de fois dans toute une vie de lecteur.



Cripure écoutait mal. Il avait une curieuse facilité de mal entendre
les choses auxquelles il aurait du réponde par des gifles.


-Valmont-
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le 2 févr. 2018

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