Tolkien et la Bible, l'imprégnation biblique du SDA

Nouvelles considérations sur le Seigneur des Anneaux


L’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux (=SDA) par Peter JACKSON a été à juste titre un grand succès : un événement culturel de taille qui restera dans la mémoire de l’histoire du cinéma. La sortie des trois films a remis sur le devant de la scène la trilogie de TOLKIEN, chef-d’œuvre de l’Heroic Fantasy ou littérature imaginaire. Le britannique John Ronald Reuel TOLKIEN (1892-1973) était un philologue de renom, professeur à Oxford. Il était aussi un catholique convaincu et pratiquant.

Une lecture superficielle du SDA peut nous laisser penser que cette somme de l’Heroic Fantasy n’est en fait qu’une superbe fresque épique, une évocation parfaite d’un univers à part entière avec son histoire, sa géographie, ses langues ses « créatures » et ses peuples etc. Le génie de TOLKIEN consistant à rendre cet univers imaginaire aussi réel, sinon plus, que l’univers qui nous est familier ! D’ailleurs nous nous retrouvons facilement dans les pensées et les attitudes des personnages de cette saga . Nous pouvons donc nous identifier plus ou moins à eux. Il est clair que le SDA n’est pas un traité de philosophie, encore moins un catéchisme. Ce qui prédomine c’est bien une action dramatique. Cependant tout lecteur attentif et quelque peu connaisseur de la Bible ne pourra s’empêcher d’établir des passerelles entre l’univers du SDA et l’univers biblique. Rien d’étonnant à cela puisque l’auteur de cette trilogie est un fervent catholique… C’est TOLKIEN lui-même qui nous donne en quelque sorte le feu vert pour une lecture au second degré de son œuvre : « Le Seigneur des Anneaux est une œuvre fondamentalement religieuse et catholique, inconsciemment d’abord mais consciemment quand j’en ai fait la révision », lettre 142 à Robert MURRAY.
Pour mettre en lumière l’imprégnation biblique du récit de TOLKIEN il nous faudrait de très nombreuses pages ! Dans le cadre de cet article nous ne pouvons donner que quelques pistes d’exploration allant dans cette direction. Nous espérons qu’elles susciteront chez le lecteur l’envie d’approfondir par une lecture attentive le sens caché du SDA. C’est en suivant cette méthode que l’œuvre magistrale de TOLKIEN prend en effet toute son ampleur. Au sein même d’une action dramatique et d’une magnifique épopée nous trouverons une grande sagesse, un enseignement de vie qui demeure toujours valable et actuel. Le génie de TOLKIEN réside dans cette profonde imbrication entre une sagesse d’inspiration chrétienne et un genre littéraire aux frontières de l’imaginaire, du merveilleux et du légendaire : la Fantaisie ou Faërie.


1/ La trame générale du Seigneur des Anneaux


Elle est souvent présentée comme une gigantesque lutte du Bien contre le Mal. Or la réalité n’est pas aussi simpliste que cela ! Contrairement aux apparences le SDA est une œuvre aux antipodes du manichéisme selon lequel le monde serait le théâtre d’une lutte permanente entre le dieu du bien et le dieu du mal. TOLKIEN, en tant que chrétien, sait très bien que la vision manichéenne des choses ne correspond pas à la réalité. Ecoutons Elrond : « Rien n’est mauvais au début. Même Sauron ne l’était pas » . Sauron peut représenter Satan. Dans la révélation chrétienne Satan n’a pas toujours été mauvais. Il a été créé bon sous le nom de Lucifer, le porteur de lumière. C’est par son orgueil qu’il s’est perverti et s’est détourné de Dieu. Dans la trilogie de TOLKIEN, le Bien et le Mal ne sont jamais mis sur le même plan, car ce qui est premier, originaire, antérieur, c’est toujours le Bien. Et le Mal n’est finalement qu’une privation de Bien, une dégradation de l’Etre . Allons encore plus loin et soulignons que la frontière entre le bien et le mal est en chacune des créatures. Cette frontière est davantage intérieure qu’extérieure. Ce serait une grave erreur de considérer la communauté de l’Anneau comme le groupe des « bons » en lutte contre les méchantes créatures du Mordor. L’exemple de Boromir est de ce point de vue là significatif, sans parler de Frodon lui-même, qui, arrivé au terme de sa mission, se laisse lamentablement tenter par l’Anneau. Gollum lui-même, nous le savons bien, n’a pas toujours été « méchant » . C’est un hobbit, ne l’oublions pas. Si Sméagol est devenu Gollum, c’est parce qu’il s’est laissé littéralement posséder par ce qu’il croyait posséder : l’Anneau. Même cette créature enlaidie et amoindrie garde quelque chose de sa bonté originelle. Comme le montre admirablement bien Peter JACKSON dans son film, la lutte entre le Bien et le Mal se déroule dans la conscience même de Gollum . C’est bien la preuve que cet être n’est pas totalement mauvais.
L’épopée du SDA se termine heureusement : par une victoire du Bien sur le Mal . Il est important de relever comment cette victoire a pu être obtenue. « La victoire ne peut être atteinte par les armes », cette affirmation de Gandalf scande tout le chapitre IX du livre V . Pour reprendre un dicton bien connu « l’union fait la force » . C’est tout le sens de « la communauté de l’Anneau » qui rassemble en son sein faibles et forts, amis et ennemis : hommes, hobbits, nain, elfe, magicien. Au sein de cette communauté et en temps d’épreuve ceux qui habituellement se méprisaient vont vivre un chemin de réconciliation. C’est ainsi qu’en se parlant et en faisant connaissance le nain Gimli et l’elfe Legolas vont devenir complices et amis. La communauté de l’Anneau pourrait être une image de l’Eglise, Eglise signifiant en grec convocation, rassemblement, assemblée. Pour les chrétiens l’Eglise est le lieu par excellence de la communion et de la réconciliation en vue de la mission. L’Eglise accueille en son sein des personnes souvent très différentes. Dans l’Eglise les petits, les faibles, les humbles ont une place particulièrement importante. Si la communauté de l’Anneau peut présenter une analogie avec l’Eglise c’est dans le sens paulinien du mot « Eglise » : synergie des différents membres dans un unique Corps. « L’œil ne peut pas dire à la main : ‘Je n’ai pas besoin de toi’, ni la tête dire aux pieds : ‘Je n’ai pas besoin de vous’. Bien plus, les organes du corps qui paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires, et s’il y en a qui sont moins présentables, nous les traitons avec davantage de respect. […] Quand Dieu a modelé le corps, il a pris soin davantage de ceux qui sont les derniers, pour empêcher que le corps se divise » . Lors du conseil d’Elrond ce dernier fait remarquer que « les faibles peuvent tenter cette quête avec autant d’espoir que les forts. Mais il en va souvent de même des actes qui meuvent les roues du monde : de petites mains les accomplissent parce que c’est leur devoir, pendant que les yeux des Grands se portent ailleurs » . Ce n’est pas un hasard si sur les neuf membres que compte la Communauté de l’Anneau quatre sont des hobbits ! Les semi-hommes sont bien les plus faibles dans cette communauté et pourtant c’est l’un d’eux, Frodon, qui est chargé de porter l’Anneau pour le détruire… Enfin pour accomplir sa mission l’Eglise n’utilise pas les armes temporelles, mais les armes spirituelles : autre analogie avec la Communauté de l’Anneau.


2/ Frodon : figure christique et anti-héros


Le hobbit Frodon est au centre de l’action dramatique du SDA : c’est lui l’héritier et le porteur de l’anneau. Ce n’est pas un hasard si Aragorn veut associer étroitement Frodon à sa victoire et à son couronnement. Il est relativement facile de montrer que Frodon est par certains aspects une figure christique ou chrétienne. Loin de nous l’idée de faire de Frodon un Fils de Dieu ! Il n’a rien de divin, il n’est qu’un semi-homme. Il n’en reste pas moins vrai que nous pouvons trouver de nombreuses analogies entre le Porteur de l’Anneau et le Christ tant au niveau de son être qu’au niveau de l’accomplissement de sa mission. Ces analogies ne sont certainement pas fortuites.
- C’est à l’âge de 33 ans, celui de la majorité pour les hobbits, que Frodon reçoit l’Anneau de Bilbon. C’est selon la tradition l’âge de la mort du Christ en Croix.
- Il n’est pas exagéré de parler d’une vocation de Frodon dans le SDA. Frodon perçoit à deux reprises un appel intérieur à accepter la redoutable mission qui l’attend : celle d’être le porteur de l’Anneau pour le détruire dans le feu de la montagne du Destin. Nous trouvons l’origine de sa vocation dans une conversation avec Gandalf : « Je voudrais bien n’avoir jamais vu l’Anneau ! Pourquoi m’est-il venu ? Pourquoi ai-je été choisi ? » Lors de l’agonie, le Christ a exprimé dans sa prière la terreur de son humanité face au poids de sa divine vocation : « Mon Père, si c’est possible, que cette coupe s’éloigne de moi » . La vocation de Frodon trouve une confirmation lors du conseil d’Elrond : « Enfin, par un grand effort, il parla, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servît de sa petite voix : - J’emporterai l’Anneau, dit-il, encore que je ne connaisse pas le moyen ». Bref Frodon ne se donne pas sa mission, il la reçoit d’un autre. En emportant l’Anneau en Mordor il n’accomplit pas sa propre volonté, mais celle d’un autre. Il est « choisi ». Lui, le plus faible… Au grand étonnement d’Elrond : « Qui donc parmi tous les sages eût pu le prévoir ? » Dans sa manière d’accepter librement cet appel et dans sa disponibilité à se sacrifier pour le salut de la Terre du Milieu le hobbit est bien une figure christique. « Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé », dit le Christ aux Juifs .
- Si Frodon reçoit une vocation, il n’est pas épargné par la tentation. Et cela à de nombreuses reprises ! Nous trouvons un exemple de tentation à la fin du livre II, au chapitre X (La dissolution de la communauté). Ici la tentation vient de l’homme Boromir : « Etes-vous sûr de ne pas souffrir inutilement ? Je voudrais vous aider. Vous avez besoin d’un conseil dans votre dur choix. Voulez-vous accepter le mien ? » Sans le savoir, sans le vouloir, un membre de la Communauté, ici Boromir, joue le jeu de Sauron. De même qu’un jour Pierre avait joué le jeu de Satan en tentant son Maître : « Pierre alors prend à part Jésus et commence à lui faire la leçon en disant : ‘Ne parle pas de malheur, cela ne t’arrivera pas, Seigneur !’ Mais Jésus se retourne et dit à Pierre : ‘Passe derrière moi, Satan, voudrais-tu me faire chuter ? » La réponse de Frodon montre qu’il résiste à cette tentation : «Cela paraîtrait la sagesse, n’était la mise en garde que me donne mon cœur… contre tout délai. Contre la manière qui paraît la plus facile. Contre le refus du fardeau qui m’est imposé ». Au moment du second appel de Frodon, lors du conseil d’Elrond, ce dernier avait bien prédit que le salut de la Terre du Milieu ne s’obtiendrait pas par la facilité : « Il faut prendre cette route, mais elle sera très dure à parcourir ». Le hobbit semble avoir retenu cet enseignement. En refusant la tentation de Boromir il choisit en effet, et cela de manière consciente, la voie de la difficulté et de l’épreuve. Une autre tentation provient de Gollum / Sméagol alors que Frodon et Sam parviennent à la Porte noire, l’entrée du Mordor, sous la conduite de Gollum : « C’est inutile de ce côté ! Inutile ! Ne lui apportez pas le Trésor !… Ou partez, allez à des endroits agréables et rendez-le au petit Sméagol. Oui, oui, maître : rendez-le, dites ? Sméagol le gardera en sûreté ; il fera beaucoup de bien, surtout aux gentils hobbits. Que les hobbits rentrent chez eux. N’allez pas à la Porte ! » Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire du tentateur Gollum ressemble étrangement au vocabulaire du tentateur Boromir : c’est inutile ! Face à cette nouvelle tentation Frodon reste ferme : « Son visage était dur et tendu, mais résolu. […] J’ai l’intention d’entrer en Mordor, et je ne connais pas d’autre chemin. Je prendrai donc celui-ci. Je ne demande à personne de m’accompagner. […] J’ai l’ordre d’aller au pays de Mordor, et par conséquent j’irai dit Frodon. S’il n’y a qu’un seul chemin, il me faut l’emprunter. Advienne que pourra. » Cette nouvelle tentation permet au hobbit d’entrer véritablement dans ce qu’il convient d’appeler sa Passion, sa montée jusqu’à la montagne du Destin. L’évangéliste Luc rappelle par un bref verset la décision irrévocable de Jésus : monter à Jérusalem pour y souffrir sa Passion. « Comme le temps approchait où il devait être enlevé de ce monde, Jésus prit résolument le chemin de Jérusalem ». Une traduction plus proche du grec pourrait donner : « Jésus durcit sa face en direction de Jérusalem ». Il convient d’ouvrir ici une brève parenthèse à propos de Gollum et de la relation qu’il entretient avec Frodon. Par bien des aspects Gollum ressemble au Judas des Evangiles : Judas est à la fois l’ami et le traître pour Jésus. Judas en trahissant son Maître participe d’une manière mystérieuse à l’accomplissement des Ecritures selon lesquelles le Messie devait souffrir, mourir puis ressusciter d’entre les morts. Gandalf avait bien prophétisé quant au rôle de Gollum : « Même Gollum peut encore avoir quelque chose à faire ». Au sein de la montagne du Destin Gollum s’attaque une dernière fois à son Maître Frodon et lui ravit ainsi l’Anneau. C’est ainsi qu’il coopère bien malgré lui à l’accomplissement de la mission de Frodon et à la ruine du royaume de Sauron.
- Nous avons parlé de l’entrée de Frodon dans sa Passion. Voyons maintenant en quoi consiste sa Passion. Il faudrait pour cela faire une lecture approfondie de tout le chapitre III (La Montagne du Destin) du livre VI. Chapitre essentiel puisqu’il contient le véritable dénouement de l’action dramatique du SDA. Avant d’entrer dans « la Passion » proprement dite, nous devons dire un mot du Lembas, le pain des elfes. Frodon et Sam se sont nourris presque exclusivement de ce pain tout au long du périlleux chemin qui les a conduits jusqu’au Mordor. Or ce pain n’est pas une nourriture ordinaire : « Ce pain de voyage des Elfes (ou lembas) avait cependant un pouvoir qui s’accroissait quand les voyageurs s’en remettaient à lui seul, sans le mêler à d’autres aliments. Il nourrissait la volonté et donnait une force d’endurance, ainsi qu’une maîtrise des nerfs et des membres dépassant celle des simples mortels ». Un lointain rapprochement pourrait être effectué avec la geste d’Elie . Et comment ne pas penser à une possible analogie avec le pain eucharistique ? Cette parenthèse sur le lembas étant close, revenons à la passion de Frodon. Accompagné de Sam, il se dirige très péniblement vers la montagne du Destin où il doit détruire l’Anneau et ainsi accomplir sa mission de sauveur de la Terre du Milieu. Cette montagne du Destin pourrait très bien représenter le Golgotha. Nous allons voir jusqu’à quel point Frodon est ici une figure christique. « Frodon n’avait pas parlé de toute cette dernière journée ; il avait marché à demi courbé, trébuchant souvent, comme si ses yeux ne voyaient plus la route devant ses pieds. Sam devinait que de toutes leurs souffrances il endurait la pire, le poids croissant de l’Anneau, fardeau pour le corps et tourment pour l’esprit ». L’Anneau est dans ce contexte une image de la Croix. « A leur dernière halte, il se laissa tomber à terre et dit : ‘J’ai soif , Sam !’, et il ne parla plus ». Dans les plaines du Mordor et sur les pentes de la montagne du Destin TOLKIEN nous décrit un véritable chemin de croix du hobbit. Et sur ce chemin de croix Frodon va rencontrer son Simon de Cyrène en la personne de son fidèle ami Sam. Puisque Sam ne peut pas porter l’Anneau, il va porter sur son dos son Maître, Frodon. « Et alors, à son grand étonnement, le fardeau lui parut léger ». TOLKIEN émet l’hypothèse suivante pour « expliquer » ce miracle : comme un « don de force finale » qui aurait été accordé à Sam. Comment ne pas penser ici à Matthieu 11, 28-30 ? « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes. Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger ». Toute la réflexion que nous avons menée jusque là nous permet de voir en Frodon une figure christique. Mais cette figure est partielle, incomplète, inachevée. En effet une fois parvenu au terme de sa mission dans la montagne du Destin, le hobbit s’écarte considérablement par son choix final de toute typologie christique ou même simplement héroïque. Il cède à l’ultime tentation, au pouvoir même de Sauron qu’il est censé combattre, reproduisant ainsi l’attitude de Boromir : « Je suis arrivé, dit Frodon. Mais il ne me plaît pas, maintenant, de faire ce pour quoi je suis venu. Je n’accomplirai pas cet acte. L’Anneau est à moi ! Et soudain, comme il le passait à son doigt, il s’évanouit à la vue de Sam ». Frodon est ainsi infidèle au tout dernier moment à sa vocation et à sa mission. Alors que le Christ agonisant sur la Croix peut dire en toute vérité : « Tout est accompli ! » C’est aussi pour cela que Frodon est l’anti-héros. Il est loin d’être parfait et infaillible. Nous pouvons donc nous reconnaître en lui car finalement ce semi-homme est très humain.
- Même si Frodon ne meurt pas, son retour de la Montagne du Destin ressemble tout de même à une résurrection . C’est un aigle (Gwaihir ), envoyé par Gandalf, qui vient délivrer miraculeusement les deux hobbits épuisés, exténués, prisonniers du Mordor en feu, pour les emporter vers des contrées plus riantes . Frodon apparaît alors comme le stigmatisé. Il garde la trace de ses nombreuses blessures ainsi que de ses souffrances morales. Et Gandalf de lui dire : « Il est des blessures que l’on ne peut entièrement guérir ». Frodon résume alors assez bien l’impact de tout ce qu’il a vécu depuis qu’il a répondu à son appel : « Même si j’arrive à la Comté, elle ne me paraîtra plus la même ; car je ne serai pas le même ». Tout cela peut nous faire penser aux stigmates du Ressuscité .
- Malgré la grande qualité de son adaptation cinématographique du SDA, Peter JACKSON a omis un chapitre essentiel du livre VI : Le nettoyage de la Comté (chapitre VIII). Ce chapitre, situé à la fin de la trilogie, est pourtant d’une extrême importance pour comprendre le personnage de Frodon et sa dimension christique. Rappelons brièvement le contexte : Le magicien Saroumane, contrairement à ce que montre le film, n’est pas tué lors de la chute de l’Isengard. Il parvient à s’enfuir et atteint la Comté. Sous son nouveau nom de Sharcoux il établit dans le pays des hobbits une dure dictature. Il transforme le paysage riant et verdoyant de la Comté en un univers concentrationnaire et industriel proche de celui du Mordor. Frodon, Sam, Pippin et Merry doivent donc libérer leur pays du pouvoir tyrannique de Sharcoux. C’est Frodon qui prend la tête des opérations, sans jamais, notons-le au passage, utiliser une arme quelconque. C’est le « nettoyage » de la Comté qui va révéler les grandes qualités de cœur du hobbit. Il est présenté par TOLKIEN tout d’abord comme le pacifique, le non-violent : « Et personne du tout ne doit être tué si cela peut être évité. […] J’aimerais qu’il n’y ait pas de tuerie ; pas même des bandits, à moins que ce ne soit nécessaire pour les empêcher de faire du mal à des hobbits. […] Frodon avait été dans la bataille, mais il n’avait pas tiré l’épée, et son rôle principal avait été d’empêcher les hobbits de mettre à mort, dans la colère suscitée par leurs pertes, ceux des ennemis qui avaient jeté leurs armes ». Frodon le pacifique refuse toute forme de vengeance et accorde son pardon aux hobbits devenus les collaborateurs de Sharcoux. Cela nous amène à un autre trait de son noble caractère : la clémence. Frodon est vraiment le miséricordieux. Il a exercé de nombreuses fois la miséricorde, et cela contre l’avis de Sam, en faveur de Gollum. Il aurait pu s’en débarrasser, le tuer, mais il ne l’a pas fait. Sans cette miséricorde l’Anneau n’aurait probablement pas été détruit… Dans le nettoyage de la Comté, c’est envers Saroumane que Frodon se montre une fois de plus miséricordieux : « Je ne veux pas qu’il soit tué. […] Je ne veux pas qu’il soit mis à mort dans ce mauvais état d’âme. Il fut grand, d’une noble espèce sur laquelle on ne devrait pas oser lever la main. Il est tombé, et sa guérison nous dépasse ; mais je voudrais encore l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver ». Dans le cas précis de Saroumane relevons les motifs invoqués par le hobbit pour exercer la clémence : 1°/ Il fut grand, d’une noble espèce ; et 2°/ L’espérance qu’il puisse changer, se convertir. TOLKIEN souligne dans le SDA à quel point la clémence, la miséricorde et le pardon sont toujours profitables à ceux qui l’exercent envers leurs ennemis.
- Dans le dernier chapitre du SDA (chapitre IX du livre VI : Les Havres Gris) TOLKIEN complète et achève le portrait de Frodon. Frodon le pacifique, le miséricordieux est aussi Frodon le méconnu. « Frodon se retira doucement de toutes les activités de la Comté, et Sam remarqua avec peine le peu d’honneur qui lui était rendu dans son propre pays. Rares étaient ceux qui connaissaient ou désiraient connaître ses exploits et ses aventures ; leur admiration et leur respect allaient surtout à M. Meriadoc et à M. Peregrin, et (Sam n’en savait rien) à lui-même ». Frodon, comme Jésus, lorsqu’il retourne chez les siens ne rencontre que l’indifférence et l’ingratitude. « Le seul endroit où l’on ne reconnaît pas un prophète, c’est dans sa patrie et dans sa famille ».


3/ Le récit tolkénien et l’imprégnation biblique du vocabulaire


Nous avons vu à propos du personnage central qu’est Frodon le hobbit qu’il existe bien des passerelles entre l’univers du SDA et l’univers biblique. Cela se vérifie non seulement au niveau de certaines thématiques mais aussi au niveau de l’emploi de certains mots qui ont une résonance particulièrement biblique. Nous nous contenterons de donner ici trois exemples.
- Le premier se trouve à la fin du livre I, au chapitre XII : Fuite vers le gué. Frodon sur son cheval blanc elfique est poursuivi par les neufs cavaliers noirs serviteurs du Seigneur des Ténèbres. Il parvient à franchir le gué et au moment où les cavaliers noirs pénètrent dans l’eau le niveau monte subitement et les submerge : « Les chevaux noirs furent prie de folie et, bondissant de terreur, ils emportèrent leurs cavaliers dans les flots impétueux. Leurs cris perçants furent noyés dans le grondement de la rivière qui les emportait ». Comment ne pas penser ici au passage de la mer rouge par les hébreux et à la déroute de l’armée de Pharaon ? « Au petit matin, de la colonne de feu et de nuée, le Seigneur fixa du regard le camp des Egyptiens et il y jeta la panique. […] Les eaux revinrent et recouvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée du Pharaon qui étaient entrés dans la mer à la suite des Israélites : pas un d’entre eux n’échappa » . Au chapitre 15 du livre de l’Exode nous trouvons le cantique de Moïse célébrant la victoire du Seigneur : « Je chanterai le Seigneur, il a fait éclater sa gloire, jetant à la mer cheval et cavalier. […] Les chars du Pharaon et son armée, jetés à la mer ! Les meilleurs de ses cavaliers, disparus dans la Mer des Roseaux ! Les eaux de l’abîme les ont recouverts, comme des pierres ils ont coulé jusqu’au fond ».
- Le deuxième se trouve au livre III, chapitre 5, Le Cavalier blanc : On se souvient que la Compagnie avait perdu son guide Gandalf le gris dans les abîmes de la Moria. Sa chute aussi vertigineuse que profonde ne pouvait laisser aucun espoir à la Compagnie quant à sa survie. Voici comment Tolkien décrit sa manifestation totalement inattendue à Gimli, Legolas et Aragorn : « Il se dressa vivement et bondit au sommet d’un grand rocher. Il se tint là, avec une stature soudain accrue, les dominant de haut. Il avait rejeté son capuchon et ses haillons gris, et ses vêtements blancs étincelaient. […] Tous avaient les yeux fixés sur lui. Ses cheveux étaient blancs comme neige au soleil , et sa robe d’une blancheur lumineuse ; sous ses épais sourcils, les yeux brillaient, pénétrants comme les rayons du soleil ; la puissance était entre ses mains. Partagés entre l’étonnement, la joie et la crainte, ils se tenaient là sans rien trouver à dire. » Ce vocabulaire est celui que nous trouvons dans les récits évangéliques de la Transfiguration de Jésus. Prenons le récit de saint Matthieu : « Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et il les emmena à l’écart sur une haute montagne. Là, devant eux, il fut transfiguré. Son visage commença à rayonner comme le soleil pendant que ses vêtements devenaient blancs de lumière . […] En entendant cela, les disciples se jetèrent face contre terre et furent saisis d’une crainte extraordinaire ». Non seulement le vocabulaire est semblable dans les deux récits mais aussi certains détails de la situation : la hauteur du lieu de la manifestation, les trois témoins, les réactions de ces derniers.
- Notre troisième et dernier exemple se trouve au chapitre V du livre VI : L’Intendant et le Roi. Il concerne la ville de Minas Tirith décrite tout d’abord au chapitre Premier du livre V : « Pippin poussa alors un cri, car la Tour d’Ecthelion, haut dressée à l’intérieur du mur le plus élevé, se détachait, brillante, sur le ciel, comme une pointe de perle et d’argent, belle et élancée, et son pinacle étincelait comme s’il était fait de cristaux ; des bannières blanches flottaient aux créneaux dans la brise matinale, et il entendait, haute et lointaine, une claire sonnerie comme de trompettes d’argent ». « Gandalf traversa rapidement la cour pavée de blanc. Une douce fontaine jouait là dans le soleil matinal, entourée d’un gazon verdoyant ; mais au milieu, retombant au-dessus du bassin, se dressait un arbre mort, et les gouttes coulaient tristement de ses branches stériles et brisées dans l’eau claire. […] Sept étoiles, sept pierres et un arbre blanc ». Il faut attendre le retour du Roi dans Minas Tirith pour que l’arbre soit replanté à partir d’ « un rejeton de l’Aîné des Arbres » . C’est le grand Aigle qui avait annoncé ce signe aux habitants de la cité : « Et l’Arbre qui fut desséché sera renouvelé, et il le plantera dans les hauts lieux, et la Cité sera bienheureuse ». Enfin TOLKIEN note que dans Minas Tirith restaurée dans toute sa splendeur et gouvernée par Aragorn « tous étaient guéris et tout était réparé ». Quiconque connaît la description de la Nouvelle Jérusalem aux chapitres 21 et 22 du livre de l’Apocalypse ne pourra que relever des similitudes quant au vocabulaire. Le symbole des sept étoiles est présent en Apocalypse 1,16. Mais c’est surtout le début du chapitre 22 qui est significatif : « Il m’a encore montré le fleuve des eaux de la vie. Le fleuve, limpide comme le cristal, sortait du trône de Dieu et de l’Agneau. Sur la place de la ville et de chaque côté du fleuve, l’arbre de vie produit ses douze fruits ; chaque mois il donne ses fruits, et les feuilles de l’arbre sont médicinales pour les nations » . Dans les deux villes une place avec un arbre et de l’eau, dans les deux villes la guérison est offerte aux habitants. L’arbre nouveau, planté à partir du rejeton, est perçu par Aragorn comme un « signe » : « Le jour n’est plus loin. Et il disposa des guetteurs sur les murs ». TOLKIEN donne une grande importance à l’arbre de Minas Tirith issu d’un rejeton de l’Aîné des Arbres. Terminons par une citation de l’Apocalypse : « Moi, Jésus…, je suis la racine de David et son rejeton, et l’étoile qui brille à l’aurore ».


NOTA-BENE :


L’une des difficultés majeures de la lecture du SDA au second degré que nous venons de faire est la suivante : nous avons montré jusqu’à quel point Frodon pouvait être considéré comme une figure christique. En fait TOLKIEN fragmente cette figure christique en trois personnages : Frodon, bien sûr, mais aussi Aragorn et Gandalf . Si bien qu’il est plus exact de parler de figures christiques dans le SDA. Aucun des personnages du SDA, pas même Frodon, est une figure christique complète. Chacun des personnages cités plus haut manifeste un aspect ou plusieurs aspects de la richesse du mystère du Christ. C’est cette difficulté qui explique la présence d’éventuelles « contradictions » dans notre lecture au second degré. Comment expliquer par exemple que Frodon, figure christique, se nourrisse du pain elfique, symbole eucharistique ? C’est que Frodon n’est pas une figure christique complète. Ce n’est qu’à certains moments et dans certaines situations qu’il correspond à la figure du Sauveur.

PadreBob
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le 3 févr. 2016

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